- Bien avant, au fin fond d'un couvent mainois...
"Demoiselle Alycianne, demoiselle Alycianne ! Une missive pour vous !"
La fillette, qui allait sur ses huit ans, releva la tête du parchemin dans lequel elle était plongée. Un instant, ses sourcils se froncèrent, on la dérangeait. Mais l'annonce de -peut-être !- nouvelles de sa famille emporta au loin sa précédente lecture, elle se leva rapidement en lissant machinalement les plis de sa simple robe blanche, et se précipita à la rencontre de la nonne.
"Pour moi ?"
Elle arrache -mais avec un "Merci" tout de même, on est Alycianne, ou l'on ne l'est pas- le vélin des mains de la grosse femme, et s'empresse de desceller le message framboisé. Son petit nez se fronce tandis qu'elle parcourt des yeux la lettre. Arrivée à la fin, elle rend la missive à la curieuse nonne qui bave d'en connaître le contenu, relève le menton, et annonce :
"Je n'ira pas."
- Le même soir.
"Demoiselle, ouvrez cette porte ! Voyons, Alycianne, soyez raisonnable..."
Encore quelques tambourinements. "Ouvrez ! Vous n'allez pas rester là éternellement !"
"Si ! J'ai envie !"
D'autant plus qu'elle pouvait se le permettre, vu qu'elle s'était enfermée dans le garde-manger (pas mal fine, notre gamine !). Elle s'était donc permis à l'instant un petit encas de saucisson, qu'elle mâchonnait tranquillement tandis que la mère du couvent s'évertuait à la faire sortir.
"Je n'ira pas !"
"C'est le mariage d'une personne chère à votre coeur... Vous reviendrez par la suite, mais il vous faut y aller. Allons, petite, vous ne nous avez jamais fait de problème, pourquoi maintenant ? Ouvrez, maintenant, s'il vous plait !"
L'Adorable piquait sa crise, la Sage faisait un caprice, la Polie désobéissait, où allait le monde, j'vous l'demande ?
Cela faisait maintenant des semaines, des mois qu'elle s'était réfugiée, planquée derrière ces murs. A l'abri du monde. Lentement elle avait récupéré de sa blessure, ne lui restait qu'une cicatrice et quelques douleurs quand elle était fatiguée, mais elle avait tenu à tenir le couvent. Sa cape, sa robe rouge, son épée, ses cailloux, tout était bien rangé dans un placard qu'elle n'avait pas rouvert depuis son arrivée. Au revoir rubans rouges, place au blanc ! Seul souvenir de sa couleur -pourtant préférée- la petite pierre en toc sertie à une bague qu'elle refusait d'enlever. L'Alycianne voulait oublier ces histoires de chevaux, de méchants, d'épées et de chevalerie. Elle serait Grande dame. Et s'y appliquait. Maintenant capable de révérences des plus gracieuses, de répondre sans trop de maladresse aussi bien au Roi qu'au plus pauvre des gueux, elle avait appris de la Mère quel comportement elle se devait d'avoir en tant qu'Exquis Quartz de Bourgogne.
Mais l'annonce surprise de ce mariage avait fait resurgir ses angoisses. Oui, elle voulait revoir la Dame aux framboises de tout son coeur. Mais il y avait un danger qu'elle se fasse attaquer sur la route par des brigands, un danger pour elle non négligeable, danger infime qui la terrifiait et l'empêchait de s'y rendre. C'était une sacrée chochotte.
"C'est une réponse caguéthorique ! Non !"
Et les nonnes avaient cédé. La vie avait repris son cours habituel, train train routinier, avec en prime une gamine dans les pattes.
- La date des épousailles se rapprochant à grand pas...
Elle bloqua sur la phrase. Plongée dans les parchemins à longueur de journée, elle apprenait sur tout, et sur rien. Les plantes médicinales, les contes et légendes du Trou-du-Sac, bien tenir son potager, la mode de l'été 1452, soigner son chat, faire un régime sans se priver, la méthode pour être en pleine forme toute la journée, etc. Mais cette phrase, bien que pourtant pas compliquée, la figea pendant quelques minutes.
"... car le courage, après, tout, ce n'est que surmonter ses plus grandes peurs."
Surmonter ses peurs. Courage.
Elle était courageuse. Elle le savait, on le disait, avant. Bien que ce soit à tort, puisqu'elle ne connaissait guère chose à la peur.
"Je suis courageuse." Pause, le temps d'ingérer le tout. "Alors je dois faire des choses qui me font peur... ?"
Quelques minutes plus tard, elle fixait, le fameux parchemin à la main, le poulailler. Et par devant du poulailler, des poules. Exactement quatre, après un énième recomptage. Des poules. Sa grande Terreur. Depuis ses plus jeunes années, depuis, exactement, que sa mère lui avait répondu une fois : "Quand les poules auront des dents !" elle avait pris en hantise ces oiseaux qui avaient -si si, vraiment !- des dents cachées qui pouvaient -d'après un de ses cauchemars- vous arracher le coeur. Au point qu'elle refusait de prononcer le nom de ces animaux.
"Je suis courageuse."
Elle serra les poings -pauvre parchemin- et s'avança résolument vers les Affreuses bêtes. Encore un pas. Elle se baissa pour prendre une poignée de grain dans le bac. Les poulettes, qui au cours de leur vie n'avaient compris hélas qu'une chose : bac=bouffe se rapprochèrent donc d'elle. Retient ta respiration, Alycianne. Et crispe les doigts de pieds, elles risquent de te les croquer. Maladroitement, elle se baissa, tendit la main en coupe devant elle. Poulette n°1 lui picora un grain dans la main.
Test passé avec succès. Elle était courageuse.
- Le soir, bureau de la Mère du couvent.
"Y alleeeeer ? Mais, pauvre petite, que vous arrive-t-il ? Vous n'y serrez jamais à teeeeemps ! Et vous n'avez rien à vous mettre ! Non, vous n'irez pas, on croira que je vous ai mal traitée, et surement qu'il y aura toute la noblesse de France ! Que le Très Haut me pardonne si je jure, mais cornebouse par Aristote, ce n'est pas possible ! "En ce cas vous m'obligez" ? Mais qui donc vous a donc appris à me parler ainsi ? "Moi" ? Malheur ! Nous n'avons pas de voiture pour vous, chère enfant ! Aucun moyen de transport, aucune tenue décente, non, non, et non !"
Mais... Elle avait cédé. Le sourire d'Alycianne, vous dis-je, fait bien des merveilles. Les vieilles affaires avaient été ressorties, l'épée, les rubans de couleur, la robe... Enfin, la robe était maintenant trop petite. Ce qui avait fait paniquer les nonnes, qui se bougeaient comme jamais, pour trouver quelque chose, quelqu'un, qui, peut-être, pourrait, non, oh ! Et elles juraient, ces pauvres femmes à la routine chamboulée par ce petit bout de Grande dame très calme, dans sa robe blanche.
"J'irai comme ça."
Et dans la charrette du vieux George par dessus le marché, tirée par l'illustre et grandiose destrier... Nommons Mabourik.
- Jour J.
"Et v'là, mam'zelle ! Z'êtes arrivées, et c'qu'y'a du beau monde la d'dans, j'vous jure que..."
Elle l'arrêta d'une main, royale.
"Merci Georges."
Et toc ! Leçon "Comment couper le sifflet gentiment à son cocher" mise à exécution. L'ancien jardinier qui avait grimpé au poste de Domestique-Nounou-Protecteur eut un grand sourire -chicots pourris, bonjour- en regardant la petite fille qui l'avait, avec bien d'autres, charmé. Un regard à la ronde lui assura qu'elle n'était pas en retard, quoique pas en avance non plus. On n'avait pas le temps de s'arrêter pour dormir, aussi elle avait passé sa nuit à sonder l'obscurité, recroquevillée sur son épée. Le soleil s'était levé sur une fillette endormie, qui n'avait pas tardé pas à s'éveiller et aussitôt tenté de mettre un peu d'ordre dans sa tignasse.
"Conduisez mes affaires un peu plus loin, je viendrai les chercher plus tard."
Et elle descendit, le menton haut, de sa charrette. Pas d'épée à son côté, non, rien que ses bijoux et sa robe simple, trop simple, qui avait au moins le mérite de cacher ses petites chausses abîmées. Un ruban blanc pour retenir ses boucles. On douterait de son identité. Aussi la fait-elle bien remarquer à l'homme planté à côté de la porte, auquel un homme et sa fille semblent se présenter.
"Bonjour !
Je m'appelle Alycianne de Blanc Combaz, et vous ? Je suis la Petite dame de Concèze, et puis l'Exquis joyau de la Bourgogne, mais particulièrement un Quartz, parce que j'ai été cassée, mais je garde mon éclat. Vous voyez ? En plus c'est blanc le quartz, j'ai lu ça, et puis je suis en blanc. Ça me va bien je trouve que j'ai pensé, ce surnom. C'est mon frère Cassian qui l'a trouvé, vous le connaissez ? C'est un futur chevalier de légende, vous savez !"
Fronce les sourcils, laisse un peu de répit à son interlocuteur le temps qu'elle cherche où elle voulait en venir. En profite pour glisser un petit sourire à ses voisins, la robe bleue et blanche est réellement ravissante.
"Ah oui, c'est bien ici les épousailles de la dame de Concèze et de... "Qui, au fait ? "De... De son futur époux ?"
Elle scrute l'intérieur de la chapelle, c'est bien ici. Et dans le même temps, entrevoit soies, satins, fourrures, couleurs qui s'amoncellent et tissus qui froufroutent. Ses mirettes s'écarquillent sur ces dames, ces messieurs, leurs atours magnifiques et leur maintien impeccable. Il lui parait maintenant stupide d'être restée si longtemps loin de ceci, ceci, ceci, la Cour ! Et elle n'a pas une robe à se mettre ! Pour qui va-t-elle donc passer, ici ? Elle prend peur de s'enfoncer parmi ces gens, peut-être en connait-elle quelques-uns, oui, elle le doit surement, mais il faut les trouver.
Le garde est oublié. Elle sert ses petits poings, baisse ses épaules et redresse son buste. Du courage, 'Cianne, du courage.
Et un pas en avant.