Alya
Alya, déjà vêtue de ses habits d'officier, était installée à son bureau. Elle se levait tôt ; pas mal de travail en perspective, un peu comme d'habitude. Mais, ce matin-là, les traditionnels ronchons entrecoupés de bâillements intempestifs (Elle n'était pas du tout de ces gens que l'on pouvait appeler "du matin") laissèrent place à un cri d'étonnement.
Quoiiii ?!
Elle se leva brusquement de sa chaise, manquant de peu de renverser sa tasse de chocolat chaud.
Junyyyyye !
Après avoir appelé à l'aide sa cousine adorée, elle entreprit de relire de nouveau la missive qu'elle tenait fermement dans sa main.
Berthe... Incendie... Eloi... Trop de nouvelles, mauvaises en l'occurrence, d'un coup. Elle réfléchissait à toute vitesse en grimaçant nerveusement : "Comment faire ? Et pourquoi ça retombait sur elle ? Et qui allait aller le chercher ? Et puis qu'est-ce qu'elle allait faire de lui ? "
Alya..?
Elle sourit de soulagement en voyant Junye pénétrer dans la chambre. Sa cousine allait sûrement pouvoir l'aider, ou du moins lui donner de bons conseils.
Regarde ! Regarde cette lettre !
Elle la lui tendit en un regard désespéré.
Citation:Dame Alya,
Je me présente, sur Curiette de Briançon. Je vous apprends, par cette missive, une bien funeste nouvelle. Vostre soeur, Berthe de Goudin, de son nom de jeune fille Berthe d'Estresse, a rejoint, en ce 28 août 1458, notre cher et bon Aristote. Son départ brusque se fit aux côtés de son, désormais défunt, mari, Marcellin de Goudin, décédé lui aussi dans le malheureux incendie de leur propriété de Briançon.
Fort heureusement, le Ciel nous a fait grâce d'un véritable présent : il a permis à leur bienheureux fils, Eloi de Goudin, de se sortir vivant de ce tragique accident. Ainsi, il se trouve en ce jour à mes côtés. Je l'ai recueilli et promets de m'en occuper jusqu'à ce que vous veniez le chercher.
Je vous attends donc à Briançon, afin que vous puissiez retrouver votre neveu et ensuite vous charger de lui et de son éducation.
Qu'Aristote vous garde,
Soeur Curiette de Briançon
Tout en jouant avec ses mains pour tenter de se calmer, elle ne quittait pas des yeux sa cousine, attendant un petit signe, une expression, un tic nerveux, qui lui ferait comprendre ce qu'elle en pensait.
Alya
Je suis désolée...
Alya respirait lentement, sentant le parfum framboisé de sa cousine qu'elle serrait doucement dans ses bras. Elle essayait de se souvenir de Berthe. Chose peu aisée, puisque cette dernière était partie avec son Marcellin alors qu'elle n'avait pas encore atteint sa sixième année. Hm... Gros effort de concentration. Il fallait bien se souvenir de quelque chose et être triste. C'est comme ça que ça doit se passer normalement, non ?
Bon... A quoi elle ressemblait... Grande, mince, le teint pâle, les cheveux châtains, comme elle et sa Junye, toujours tirés en arrière et attachés en un affreux chignon, et puis... Euh...
Flou total.
Bon, si le physique bloquait, il fallait se rappeler du tempérament. Affable ? Chaleureuse ? Affectueuse ? Drôle, peut-être ? Hm... Non, même pas en fait. Elle était assez lunatique, ronchonne et sérieuse. La petite Alya d'un lustre avait été assez effrayée par la grande Berthe.
Sinon, pas d'autres souvenirs.
Alya essayait, elle essayait vraiment d'être triste. Mais rien. Elle se trouvait tout de même assez horrible. Mais, après tout, elle n'avait jamais réellement eu de nouvelles de Berthe depuis son départ pour Briançon. Elle était plus une étrangère qu'autre chose.
Alya ressentait tout de même un petit pincement au cur : elle aurait peut-être dû demander des nouvelles à sa sur, essayer de la connaître un peu plus... (Enfin, jusque là, cette idée ne lui avait jamais traversé l'esprit).
Se mordant nerveusement la lèvre inférieure, elle replongeait dans son passé pour tenter de retrouver quelques souvenirs qui seraient capables de raviver des sentiments perdus.
Que souhaites-tu faire maintenant ?
Que faire.. Que faire ? Pleurer sa sur ? Elle allait essayer, elle allait au moins y repenser et prier pour que son âme soit en paix. Et puis, voilà, c'est tout.
Ses yeux s'écarquillèrent, ses mains se crispèrent. Elle se détacha de sa cousine et commença à faire les cent pas.
Non... Ce n'était pas tout justement. Il était là, lui. Et ça, ça changeait tout. Sa vie allait radicalement changer si elle devait s'en occuper.
Elle se laissa tomber sur son lit, regardant le baldaquin bleu nuit. Des centaines de pensées commençaient déjà à faire bouillir son cerveau. Respire ! Respire...
Elle soupire avant de murmurer, angoissée :
Junye... Qu'est-ce que je vais faire ?
Alya
Mais... Eloi est là... Et... Il a besoin... De toi...
Alya cacha son visage derrière ses mains. Elle priait pour que ce ne soit qu'un rêve.
*Aller, tu es en train de dormir ! Voilà, calme-toi, ce n'est qu'un cauchemar ! Un très très mauvais cauchemar, c'est sûr. Berthe, morte ? Tss... Mais non ! N'importe quoi ! Et puis, même si c'était le cas, ce n'allait pas être à toi que l'on allait confier le petit Eloi. Surtout, que tu ne l'as jamais vu ! C'est seulement ta mère qui t'avait appris que Berthe avait mis un petit garçon au monde, il y a... dix ans de cela environ. A part ça, tu n'en avais pas entendu parler. Tout va s'arranger. Tu vas te calmer, compter jusqu'à cinq et te réveiller. Tout sera comme d'habitude*
Elle resta quelques secondes à essayer de se convaincre mentalement, compta, puis rouvrit les yeux.
De nouveau, elle voyait le baldaquin bleu. Elle posa les bras le long de son corps. Elle sentait qu'elle n'était pas sous les couvertures, qu'elle était allongée en travers du lit. Bon, déjà, ça commençait mal pour que ce soit seulement un rêve. Normalement, elle aurait du être allongée sous les édredons, et dans le bon sens, tant qu'à faire.
Grande respiration pour se donner du courage.
Elle tourna légèrement la tête sur le côté et aperçu Junye, au regard débordant de tendresse, même si elle semblait quelque peu anxieuse.
C'était mauvais tout ça, très très mauvais. Elle ne rêvait donc pas. Mais vraiment pas.
Une grimace de découragement déforma son visage.
Lentement, elle se redressa et s'assit en tailleur, faisant face à sa cousine. Elle serrait machinalement dans ses bras un coussin vert émeraude auquel elle transmettait toute sa nervosité.
Je ne peux pas m'occuper lui.
Alya
Peut-être que c'est mon neveu... Mais je ne l'ai jamais vu. Je connais juste son nom et son âge, et encore, seulement de façon approximative.
Elle recommençait à se mordiller la lèvre, le regard perdu dans le vide, jouant nerveusement avec les pompons du coussin vert. Elle ? Avoir un enfant ? Ou du moins s'occuper d'un enfant comme si c'était le sien ? ... Il ne fallait peut-être pas trop lui en demander.
Alya n'avait pas ce que l'on pouvait appeler "l'instinct maternel". Les cris, les pleurs, les caprices et compagnie, très peu pour elle. Et puis, même si cet Eloi était bien sage et poli, cela importait peu. Il dérangerait son petit train train habituel, ajouterait toutes sortes de complications.
Et puis... Tu sais très bien que les enfants et moi... Ce n'est vraiment pas compatible. Puis, esquissant un sourire. J'avais enfin réussi à me faire à l'idée que, bientôt, tu serais maman. Mais moi, avoir à m'occuper d'un enfant, c'est tout autre chose... Je ne suis pas faite pour ça. Il faudra trouver une autre solution pour ce pauvre Eloi...
Alya
Plus Junye parlait, plus Alya affichait une tête qui pourrait s'assimiler à celle d'un chien battu.
S'occuper d'Eloi était impossible. Jamais elle n'aurait la patience, le sérieux, ni même l'envie, pour le faire. Avec, il serait malheureux : elle n'allait jamais être là, ne pourrait pas s'occuper de lui convenablement. De plus, Junye était enceinte. Un garçon de douze ans allait la fatiguer, chose qu'il fallait surtout éviter. C'était décidé, il ne fallait pas qu'il vienne ici. Elle allait trouver une autre solution.
Tu devrais écouter ton cur ma Alya...
Elle ne put s'empêcher de rire nerveusement.
Écouter mon cur ? C'est simple alors. Il restera à Briançon. Je ne peux pas m'en occuper et ma fonction m'empêche d'aller le chercher.
Elle s'interrompit quelques instants, se trouvant de nouveau horrible. Après tout, ce n'était qu'un enfant, il n'y pouvait rien. Elle ramena ses jambes près de son corps, les entourant de ses mains et posant son menton sur ses genoux.
Junye... C'est ainsi. Je n'ai pas l'instinct maternel. Toi tu l'as... Tu peux donner tout ton amour à un enfant. Moi, c'est impossible. Je n'ai pas envie qu'il vienne. J'ai peur de ne pas être capable de l'aimer, et que ce soit réciproque. J'ai peur de ne pas réussir à m'en occuper, et qu'il soit malheureux. C'est aussi bien pour lui que pour moi qu'il reste à Briançon.
Elle réfléchit quelques instants tout en évitant soigneusement de regarder sa cousine dans les yeux. Un simple regard tendre et suppliant de sa part pouvait la faire changer d'avis. Elle le savait, elle n'était pas en position de force face à Junye, puisqu'elle était incapable de lui refuser quoique ce soit. Elle prit alors un air sérieux et convaincu.
Je vais écrire à soeur Curiette et lui dire qu'à cause de ma fonction, je ne puis venir chercher Eloi et qu'elle devra donc le garder encore un peu avec elle. J'agrémenterai le tout d'une bourse avec assez d'écus pour subvenir à leurs besoins et prendrai de ses nouvelles de temps à autres. Et puis, quand il sera grand, il pourra toujours venir nous rejoindre ici si cela lui chante.
Elle risqua un regard vers sa cousine et devina facilement qu'elle n'adhérait pas vraiment à cette solution, elle ajouta alors avec un semblant d'assurance : C'est une bonne idée, n'est-ce pas ?
Alya
La regarde un instant puis baisse la tête, un peu honteuse de ne pas vouloir de l'innocent Eloi. Il n'y était pour rien, il n'avait jamais voulu cette situation. Le malheur s'était abattu sur le garçon de la même façon que ce dernier lui tombait littéralement dessus.
Mais elle n'avait jamais voulu d'enfant, et puis, devoir s'occuper de lui lui rappellerait un peu trop à son goût qu'elle était désormais seule, qu'il était parti.
Mordillements de lèvre. Évacuation de ces dernières mauvaises pensées. Il y avait assez de problèmes comme ça, pas besoin de repenser à ses peines de cur.
De son regard baissé, elle pouvait voir le petit ventre rond de Junye. Un faible sourire s'inscrivit sur son visage. Elle serait vraiment une bonne mère, elle. Douce, aimante, compréhensive, elle serait merveilleuse.
Junye, tu dois surtout t'occuper de toi... S'il vient ici, cela provoquera du bruit, de l'agitation... Tu n'as pas besoin de tout ça !
Elle entreprit de nouveau de tresser les pompons du coussin avec une application déconcertante. Bon, fallait vraiment trouver quelque chose là. Un dernier argument qui rendrait tout le monde d'accord.
Les méninges chauffaient, sans grand résultat. Aller, tant pis, il ne restait plus qu'à ressortir le prétexte simple et indiscutable.
De toutes manières, le problème est réglé : je ne peux pas aller le chercher. Donc à moins que Soeur Curiette ait un moyen de le faire venir ici, il restera à Briançon.
Elle esquissa un petit sourire triste.
Je lui enverrai de l'argent et correspondrait avec... Je suis désolée de ne pas pouvoir faire plus, mais, après tout, ce n'est pas comme s'il allait être malheureux avec Sur Curiette...