Edern
Tout est parti d'une intuition, d'un souffle frôlant les pièces en déséquilibre sur des cases manquantes. Le treizième jour du dernier mois estival est passé comme tous les autres, différent. Un conseil déblatérant, impuissant. Un duc avide et rigide. Les yeux bruns du porte-parole, lassés du morne spectacle des mécanismes ducaux, ont flotté du trône d'Anjou jusqu'à la table où les élus tiennent leur assemblée. Là, un vélin enfoui sous une montagne enneigée de communiqués, rapports et autres documents plus ou moins officiels. C'est une carte. L'ouest en miniature... le Ponant borde l'Atlantique, s'insère derrière les terres du roi silencieux. D'Arras à Bordeaux, de Poitiers à Angers, de Rennes à Nantes... de Limoges à Bourges. Le regard du Fou s'est arrêté sur deux villes d'une ligne séparées. Tout est gigantesque, même en miniature... tout pourrait s'achever maintenant. Recommencer. Il n'y a de tension que d'êtres pour tendre le fil... du pouvoir angevin en exercice, Edern n'entend plus qu'un son sourd et ne s'en préoccupe pas. Il l'a portée jusqu'ici... il sera toujours temps de prendre la parole plus tard, quand il le faudra. D'autres la réclament ailleurs.
Saumur, Chinon... vingt lieues.
D'une traite, relancer le jeu.
Le Colosse y aurait échoué.
Peut-être... il faut y aller.
"Je pars avec lui, il a peur dans le noir !"
Malgré sa promesse enfantine, Calyce n'est pas venue. Quand la voleuse n'aime pas se faire voler... laissant derrière lui les murailles blanchâtres de la cité saumuroise, le Fou ne l'a pas attendue et a longé la Loire vers le levant. S'il ne s'est jamais embarrassé d'aucune lourdeur, sa légèreté a rarement été aussi prononcée. Dans le silence des chemins désertés par des voyageurs que le cliquetis ambiant affole, il est allé seul et sans armes. Ni épée, ni hache, ni bâton. Les plumes logent en leur écritoire vannetaise, enfermées dans l'appartement inutilement mis à sa disposition par l'Anjou. Il est désarmé, dirait-on. Pourtant... la plume ne fait pas le mot. Le jeu de la guerre autorise tous les coups, des plus pervers aux plus insolites. Qu'es-tu donc, le Fou ? Ambassadeur... assurément. Mais tous les messages ne se valent pas. Leur sens est double, triple, infini. Savoir les habiller, les mettre à nu... couverts de poussière par les sentiers non battus qui se précipitent sous ses bottes, le blanc et le noir ne révèlent guère plus la qualité de son vêtement ; une bourrasque, et ils flamboieront pourtant...
Des feux. Une lisière s'achève par quelques pousses persistant à verdoyer malgré la proximité de la chute prochaine des feuilles mourantes. Le Fou s'arrête à l'orée d'une forêt gagnée par une obscurité que vient aider le déclin d'un astre dans son dos. Des effluves animales parfument l'air du soir, celles du crottin de cheval et de la pâtée pour soldat. Le vent les transporte entre les tentes aux lourdes bannières guerrières, charrie les éclats de voix des armées qui ont pris place devant Chinon dont l'imposante silhouette est à peine éclairée par les torches vaniteuses des campements humains.
Je te touche du bout du doigt et de la langue...
Créature rôdant parmi les troncs, être sans bien ni mal, à la fois cerbère en pleine lumière et saint-bernard tapi dans l'ombre, le Fou passe ses phalanges dans sa chevelure de bois, humecte ses lèvres asséchées par la rapidité du voyage et murmure à qui saura l'écouter.
Je le sais, tu le sais, tes forces sont exsangues...
Il faut entrer...
Toc, toc.
À un jet de pierre des fougères depuis lesquelles Edern observe son ennemie, une hache découpe des souches à intervalles réguliers. Au bout de son manche, deux pognes reliées à un corps. Dix, quinze, vingt ans, peu importe. C'est un bûcheron. Le Fou lève ses paumes vides devant lui et se porte à sa rencontre, l'air humble devant le métal terne de la lame. Celle-ci est plantée dans l'écorce, à portée de main, alors que deux yeux méfiants décident de fixer cet étranger en terre tourangelle. Une voix étonnamment rauque l'interpelle longuement.
Ouais ?
Le bonjour... je suis attendu et j'ai besoin que tu me rendes un service, un tout petit service...
Le bras est tendu vers les profils grisonnants qui encerclent les défenseurs de la Touraine.
Interdiction d'entrer, ou de sortir ?
Tu vois les sentinelles là-bas ?
Vérité, que leur as-tu dit ? T'ont-ils suivie, Alethea ? Que vaut une corne dans un troupeau ?
Ouais.
Dis-leur...
Au loin, les derniers rayons d'une chandelle céleste rasent les créneaux d'une ville qui fut belle.
Dis-leur que le Fou est annoncé.
Dis l'heure qui a sonné.
Saumur, Chinon... vingt lieues.
D'une traite, relancer le jeu.
Le Colosse y aurait échoué.
Peut-être... il faut y aller.
"Je pars avec lui, il a peur dans le noir !"
Malgré sa promesse enfantine, Calyce n'est pas venue. Quand la voleuse n'aime pas se faire voler... laissant derrière lui les murailles blanchâtres de la cité saumuroise, le Fou ne l'a pas attendue et a longé la Loire vers le levant. S'il ne s'est jamais embarrassé d'aucune lourdeur, sa légèreté a rarement été aussi prononcée. Dans le silence des chemins désertés par des voyageurs que le cliquetis ambiant affole, il est allé seul et sans armes. Ni épée, ni hache, ni bâton. Les plumes logent en leur écritoire vannetaise, enfermées dans l'appartement inutilement mis à sa disposition par l'Anjou. Il est désarmé, dirait-on. Pourtant... la plume ne fait pas le mot. Le jeu de la guerre autorise tous les coups, des plus pervers aux plus insolites. Qu'es-tu donc, le Fou ? Ambassadeur... assurément. Mais tous les messages ne se valent pas. Leur sens est double, triple, infini. Savoir les habiller, les mettre à nu... couverts de poussière par les sentiers non battus qui se précipitent sous ses bottes, le blanc et le noir ne révèlent guère plus la qualité de son vêtement ; une bourrasque, et ils flamboieront pourtant...
Des feux. Une lisière s'achève par quelques pousses persistant à verdoyer malgré la proximité de la chute prochaine des feuilles mourantes. Le Fou s'arrête à l'orée d'une forêt gagnée par une obscurité que vient aider le déclin d'un astre dans son dos. Des effluves animales parfument l'air du soir, celles du crottin de cheval et de la pâtée pour soldat. Le vent les transporte entre les tentes aux lourdes bannières guerrières, charrie les éclats de voix des armées qui ont pris place devant Chinon dont l'imposante silhouette est à peine éclairée par les torches vaniteuses des campements humains.
Je te touche du bout du doigt et de la langue...
Créature rôdant parmi les troncs, être sans bien ni mal, à la fois cerbère en pleine lumière et saint-bernard tapi dans l'ombre, le Fou passe ses phalanges dans sa chevelure de bois, humecte ses lèvres asséchées par la rapidité du voyage et murmure à qui saura l'écouter.
Je le sais, tu le sais, tes forces sont exsangues...
Il faut entrer...
Toc, toc.
À un jet de pierre des fougères depuis lesquelles Edern observe son ennemie, une hache découpe des souches à intervalles réguliers. Au bout de son manche, deux pognes reliées à un corps. Dix, quinze, vingt ans, peu importe. C'est un bûcheron. Le Fou lève ses paumes vides devant lui et se porte à sa rencontre, l'air humble devant le métal terne de la lame. Celle-ci est plantée dans l'écorce, à portée de main, alors que deux yeux méfiants décident de fixer cet étranger en terre tourangelle. Une voix étonnamment rauque l'interpelle longuement.
Ouais ?
Le bonjour... je suis attendu et j'ai besoin que tu me rendes un service, un tout petit service...
Le bras est tendu vers les profils grisonnants qui encerclent les défenseurs de la Touraine.
Interdiction d'entrer, ou de sortir ?
Tu vois les sentinelles là-bas ?
Vérité, que leur as-tu dit ? T'ont-ils suivie, Alethea ? Que vaut une corne dans un troupeau ?
Ouais.
Dis-leur...
Au loin, les derniers rayons d'une chandelle céleste rasent les créneaux d'une ville qui fut belle.
Dis-leur que le Fou est annoncé.
Dis l'heure qui a sonné.