Beatritz de Tapiolie
Une nuée dans le ciel, un vol de passereaux. Le ciel était gris sur la Bourgogne, et la vigne avait pris la couleur purpurine de ses fruits au temps de la vendange.
Venant de ce pays où le raisin était jaune, comme le vin éponyme et pour faire celui de paille, venant d'un cloître que la culture de la vigne et les livres d'heures enluminées entretenaient, venant par les chemins sur une haquenée, avec une carriole couverte et quelques hommes qui avaient été commandés par le prieuré, une silhouette à la vesture humble et digne, enveloppée d'une longue cape de drap bleu, se dirigeait vers Chablis.
C'eut pu être un étranger de passage, une colporteuse de charmes : ce n'était qu'une béguine de quinze ans, aux yeux de la pâleur du ciel de printemps, aux cheveux de la noirceur d'une nuit de nouvelle lune. Son regard, pour qui en était gratifié, avait un rien d'étrange, comme si jamais il ne vous regardait tout à fait, tout adorable qu'il fût. Une peau pâle, des joues rosées par l'air vif du début de l'automne, la lèvre large et délicatement ourlée, de grandes dents que le temps n'avait point encore gâté : quand à ce tableau l'on ajoutait un air altier et imbu dans sa candeur, on avait achevé de brosser un premier portrait de cette enfant.
Dans la carriole, une femme à cornette, qui sans doute avait trente ans passés, un visage bon et rougeaud, de petits yeux affables : c'était une nonne comtoise, raccompagnant l'enfant chez elle. Et la religieuse se rappelait... Lorsqu'elle-même avait cet âge de l'insouciance, déjà le voile lui était destiné, et encore béguine, elle avait vu arriver au couvent une fière figure, dont le nom devait lui rester en mémoire. Des cheveux d'encre, d'ardents iris azurés, une peau d'albâtre, et un caractère impétueux, - impérieux, - prétentieux.
Cette femme, disait-on, venait de son mariage ; cette femme, disait-on, avait quitté le logis conjugal au lendemain de la nuit des noces. La bonne nonne comtoise n'était pas destinée à connaître, de toute sa vie, les mystères de la défloraison des femmes ; elle n'en connaissait guère que le terme. Mais elle comprit bien vite qu'une nuit suffisait à accomplir le dessein du Très Haut - et c'était aussi sans savoir que cette altière arrivante n'avait guère attendu la cérémonie nuptiale pour découvrir les voluptés charnelles.
Cette femme, disait-on, était Bourguignonne ; cette femme, disait-on enfin, avait porté dans ses paquets un ample manteau cérémoniel d'un profond bleu roi, doublé d'hermine moucheté ; ce n'était guère que parce que des nonnes comtoises n'ont guère à l'esprit la France qu'elles n'avaient pas su dès l'abord ce qu'était ce précieux vêtement. Mais surtout, quand après plusieurs semaines il était apparu que la femme était décidé à prendre l'habit de béguine, rester là sans projet de départ, le manteau bleu devint vite un mythe... Car une rumeur plus intéressante avait couru, les mois suivants, c'était que sous l'aube de prieuse, la vie croissait.
Par un triste matin d'hiver, la rumeur avait pris corps et cris. L'enfant avait tué sa mère à la naissance ; et la mère abbesse avait organisé les funérailles de la noble dame, et pour la première fois, on apprit de la vieille et grave voix de la supérieure qui se cachait depuis neuf mois derrière le nom de 'Soeur Lise'.
-« Mes soeurs, prions le Très Haut d'accueillir en son Paradis Solaire notre soeur Lhise de Tapiolie, Pair de France, et encore Duchesse de Valromey, Vicomtesse de Chastellux, Baronne de Chablis. Grande, elle a vécu. Humble, la voilà aux portes du Soleil. »
On l'avait portée en terre avec les insignes de ses titres, avec son grand manteau bleu.
Selon les volontées qu'elle avait prononcées, dans les restes de souffle rescapés de l'épreuve qui devait la mener au trépas, l'enfant, qui était une fille, fut nommé Béatrice, de Tapiolie, comme sa mère. Et si elle jura que l'enfant ne pouvait être que du Duc de Valromey, elle défendit aussi qu'on la lui renvoyât tout de suite ; car c'était, disait-elle, une charmante brute qui n'avait que faire de l'éducation d'une jeune fille.
Et le Duc fut prévenu du trépas de son épouse, et bien long fut-il à répondre... Car on le disait alors parti à Damas. Il y avait bien tous les signes de son désintérêt le plus profond, et la mère supérieure convint de garder pour l'heure par devers elle l'existence de cette fille. Non qu'elle ne dût un jour être révélée ; mais le temps ne pressait pas.
Il commença toutefois à se faire long, pour cette petite pousse qui crût entre quatre murs et un domaine enclos. Un caractère bien trempé, qui ne convenait sans doute pas pour prendre le voile ; tels n'étaient pas les projets de la supérieure. Mais il fallut attendre la majorité de Béatrice pour qu'on décidât, finalement, de la renvoyer chez ce père qu'elle n'avait jamais connu que par les récits qu'on en faisait dans cet univers de femmes à jamais privées d'hommes.
Allons, ma petite ! Le temps était venu d'entrer dans le monde. Et le monde, pour elle, commençait à Chablis, où l'on pensait retiré le Duc son père.
Aux portes du domaine de Chablis, la nonne comtoise aux rouges joues annonça ainsi l'arrivée de l'enfant :
-« Le Duc du Nivernais pourrait-il accorder audience à ma demoiselle Béatrice de Tapiolie, la fille qu'il eut de dame Lhise de ce nom ? »
Et c'était bien sûr sans savoir que Carles de Castelmaura, comme on l'appelait désormais, avait déserté le pays burgond.
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Venant de ce pays où le raisin était jaune, comme le vin éponyme et pour faire celui de paille, venant d'un cloître que la culture de la vigne et les livres d'heures enluminées entretenaient, venant par les chemins sur une haquenée, avec une carriole couverte et quelques hommes qui avaient été commandés par le prieuré, une silhouette à la vesture humble et digne, enveloppée d'une longue cape de drap bleu, se dirigeait vers Chablis.
C'eut pu être un étranger de passage, une colporteuse de charmes : ce n'était qu'une béguine de quinze ans, aux yeux de la pâleur du ciel de printemps, aux cheveux de la noirceur d'une nuit de nouvelle lune. Son regard, pour qui en était gratifié, avait un rien d'étrange, comme si jamais il ne vous regardait tout à fait, tout adorable qu'il fût. Une peau pâle, des joues rosées par l'air vif du début de l'automne, la lèvre large et délicatement ourlée, de grandes dents que le temps n'avait point encore gâté : quand à ce tableau l'on ajoutait un air altier et imbu dans sa candeur, on avait achevé de brosser un premier portrait de cette enfant.
Dans la carriole, une femme à cornette, qui sans doute avait trente ans passés, un visage bon et rougeaud, de petits yeux affables : c'était une nonne comtoise, raccompagnant l'enfant chez elle. Et la religieuse se rappelait... Lorsqu'elle-même avait cet âge de l'insouciance, déjà le voile lui était destiné, et encore béguine, elle avait vu arriver au couvent une fière figure, dont le nom devait lui rester en mémoire. Des cheveux d'encre, d'ardents iris azurés, une peau d'albâtre, et un caractère impétueux, - impérieux, - prétentieux.
Cette femme, disait-on, venait de son mariage ; cette femme, disait-on, avait quitté le logis conjugal au lendemain de la nuit des noces. La bonne nonne comtoise n'était pas destinée à connaître, de toute sa vie, les mystères de la défloraison des femmes ; elle n'en connaissait guère que le terme. Mais elle comprit bien vite qu'une nuit suffisait à accomplir le dessein du Très Haut - et c'était aussi sans savoir que cette altière arrivante n'avait guère attendu la cérémonie nuptiale pour découvrir les voluptés charnelles.
Cette femme, disait-on, était Bourguignonne ; cette femme, disait-on enfin, avait porté dans ses paquets un ample manteau cérémoniel d'un profond bleu roi, doublé d'hermine moucheté ; ce n'était guère que parce que des nonnes comtoises n'ont guère à l'esprit la France qu'elles n'avaient pas su dès l'abord ce qu'était ce précieux vêtement. Mais surtout, quand après plusieurs semaines il était apparu que la femme était décidé à prendre l'habit de béguine, rester là sans projet de départ, le manteau bleu devint vite un mythe... Car une rumeur plus intéressante avait couru, les mois suivants, c'était que sous l'aube de prieuse, la vie croissait.
Par un triste matin d'hiver, la rumeur avait pris corps et cris. L'enfant avait tué sa mère à la naissance ; et la mère abbesse avait organisé les funérailles de la noble dame, et pour la première fois, on apprit de la vieille et grave voix de la supérieure qui se cachait depuis neuf mois derrière le nom de 'Soeur Lise'.
-« Mes soeurs, prions le Très Haut d'accueillir en son Paradis Solaire notre soeur Lhise de Tapiolie, Pair de France, et encore Duchesse de Valromey, Vicomtesse de Chastellux, Baronne de Chablis. Grande, elle a vécu. Humble, la voilà aux portes du Soleil. »
On l'avait portée en terre avec les insignes de ses titres, avec son grand manteau bleu.
Selon les volontées qu'elle avait prononcées, dans les restes de souffle rescapés de l'épreuve qui devait la mener au trépas, l'enfant, qui était une fille, fut nommé Béatrice, de Tapiolie, comme sa mère. Et si elle jura que l'enfant ne pouvait être que du Duc de Valromey, elle défendit aussi qu'on la lui renvoyât tout de suite ; car c'était, disait-elle, une charmante brute qui n'avait que faire de l'éducation d'une jeune fille.
Et le Duc fut prévenu du trépas de son épouse, et bien long fut-il à répondre... Car on le disait alors parti à Damas. Il y avait bien tous les signes de son désintérêt le plus profond, et la mère supérieure convint de garder pour l'heure par devers elle l'existence de cette fille. Non qu'elle ne dût un jour être révélée ; mais le temps ne pressait pas.
Il commença toutefois à se faire long, pour cette petite pousse qui crût entre quatre murs et un domaine enclos. Un caractère bien trempé, qui ne convenait sans doute pas pour prendre le voile ; tels n'étaient pas les projets de la supérieure. Mais il fallut attendre la majorité de Béatrice pour qu'on décidât, finalement, de la renvoyer chez ce père qu'elle n'avait jamais connu que par les récits qu'on en faisait dans cet univers de femmes à jamais privées d'hommes.
Allons, ma petite ! Le temps était venu d'entrer dans le monde. Et le monde, pour elle, commençait à Chablis, où l'on pensait retiré le Duc son père.
Aux portes du domaine de Chablis, la nonne comtoise aux rouges joues annonça ainsi l'arrivée de l'enfant :
-« Le Duc du Nivernais pourrait-il accorder audience à ma demoiselle Béatrice de Tapiolie, la fille qu'il eut de dame Lhise de ce nom ? »
Et c'était bien sûr sans savoir que Carles de Castelmaura, comme on l'appelait désormais, avait déserté le pays burgond.
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