--Vieil_ivrogne
Le vieil homme arriva sur le marché. Il se cogna à la première étale, reçut une bordée de jurons, vacilla, se rattrapa à une autre de lautre côté, la fit basculer. Les fruits roulèrent sur le sol sableux, glissèrent sous le pas dune mégère qui perdit léquilibre et tomba rudement sur son popotin quelle avait fort large, profitant de loccasion pour confectionner une compote de pommes à laide de son pressoir postériorisé. Un nouveau scandale, des hauts cris, des rumeurs et des regards désapprobateurs.
A sa décharge, le fauteur de trouble était passablement éméché, allez, disons le carrément, bourré comme une lance de polonais. Et puis, ce nétait pas un adepte des marchés, plutôt des tavernes, quand il lui restait quelques deniers en poche. Et justement, des deniers, il en avait, un bon petit paquet même, alors, que faisait-il en ce lieu si peu propice à la débauche et aux débordements mousseux ?
Et bien, notre poivrot avait fait une rencontre, étrange, alors quil cuvait sa bière avachi sous un porche. Un homme plutôt grand, barbu, le visage barré par un franc sourire, qui sétait benoîtement assis à côté de lui et qui lui avait tendu une gourde de calva, cadeau de sa moitié, enfin dune de ses moitiés, pas la femme de son pote qui était aussi la femme de sa copine et sa maîtresse, mais lautre, sa femme à lui, pfff, ce serait trop long à vous expliquer, passons. Notre ivrogne qui avait gardé un adorât et un instinct sûrs pour les choses essentielles sétait tout de suite redressé et avait vidé la moitié - non, là, cest tout simple, ne vous creusez pas les méninges - de la gourde sans vergogne, puis, lesprit aussi clairvoyant que peut lavoir un homme oscillant entre le coma éthylique et les vomissements, il avait écouté le barbu lui proposer un marché, une besogne simple en vérité, pour peu quon est une voix forte et une articulation impeccable, contre une bourse bien remplie. Le vieux pochard se demanda quand même sil était taillé pour le rôle, mais bon, refuse t-on une poignée décus parce quon a la langue pâteuse et la voix chevrotante ? Alors, il topa-là, prit son dû et vida la gourde, prit aussi le parchemin quon lui tendait et sen alla en quête de la meilleure place pour exécuter sa besogne.
Il avait donc choisi la place du marché. Forcément. Quand on doit oyer la populace, encore faut-il quil y ait du monde ! Il se pencha, ramassa une cagette qui trainait là, ce qui lentraina vers lavant et le fit butter contre un nouvel étalage avec les même effets, je vous laisse imaginer la réaction en chaine, cest barbant à la fin, sachez simplement quun nourrisson, un chien, un maréchal et un cheval furent impliquer. Puis il monta sur son estrade improvisée, déroula le parchemin, toussa pour séclaircir la voix et commença :
Oyez, oyez ! Peuple de Guyenne, du Périgord et du Limousin ! Amenez vos grelots, amenez vos miches, amenez vos esgourdes, venez entendre le juste courroux de maître Jargor par lentremise de cette voix ivrognesque, venez apprendre à quel point vous navez ni les yeux en face des trous, ni lesprit assez clair pour voir autre chose quun bel éléphant rose, tel ce pauvre diable qui postillonne à présent devant vous !
Au lieu des postillons, le haut parleur eut un relent inquiétant, se retourna précipitamment en hoquetant, la main devant la bouche, et se pencha pour dégobiller le contenu de son estomac. Puis, après sêtre essuyé négligemment la bouche dun revers de manche, il refit face aux badauds, vacillant dangereusement sur son socle, et reprit sa lecture, lair de rien.
En fait déléphant rose, je veux parler de lHydre, lHydre quon accuse à tort davoir pillé Marmande, Tulle et Angoulême ! Quelle méprise ! Quel égarement ! Non pas quils nen soient pas capables, bien évidemment, mais on a beau avoir plusieurs têtes, on peut les avoir aussi ailleurs, et pas forcément mettre le pied dans tous les plats. Oh, je ne nie pas quil y ait eu ici ou là quelques hydreux pour se divertir avec nous, ce sont nos amis, notez-le bien, mais je me dois par respect pour mes hommes de remettre les choses à leur juste place. Alors, quon se le dise, quon nous méprise ou quon nous acclame, vous devez cette triple représentation au Jargor ! Et, autant dans un souci de prouver notre bonne foi que dinformer les populations sur ce quils devront combler avec leurs impôts, je tiens à préciser ce que nous, pauvres intermittents du spectacle, nous avons récolté dans notre chapeau :
-Pour la bonne ville de Tulle : 2 393.50 écus plus des marchandises dune valeur de 7 000 écus environ.
-Pour la troublante bourgade de Marmande : 1 254 écus plus des marchandises dune valeur de 6 400 écus environ.
-Pour la sainte cité dAngoulême : 10 200 écus plus des marchandises dune valeur de 3 200 écus environ.
Comme vous lavez sans doute amèrement constaté, nous sommes fort mal payés en retour du prodigieux spectacle que nous avons produit dans vos charmants villages. Et je ne parlerai même pas du public, si peu nombreux pour nous accueillir. Dès lors, jai le regret de vous annoncer que nous ne sommes pas près de revenir, ou alors remplissez vos coffres et alignez vos forces sur les remparts que ça vaille le coup !
Voilà, il ne vous reste plus quune chose à faire, ou deux, ou trois, ou plusieurs, comptez pour moi, allez porter notre nom aux quatre coins du Royaume, parlez de nous à voix basse à la veillée, multipliez par dix le montant de nos larcins, menacez vos mioches qui ne mangent pas leur soupe en invoquant le vilain jargorois qui viendra les fouetter la nuit, enfin, faites preuve dimagination, que diable, et assurez notre légende !
Ou asseyez-vous dessus.
Pour le Jargor
R ah ben non, je le dis pas, hein ?
Le vieil ivrogne qui avait déclamé les dernières phrases dans un souffle nauséeux vira du gris au vert et saffaissa sur la cagette comme un pantin.
A sa décharge, le fauteur de trouble était passablement éméché, allez, disons le carrément, bourré comme une lance de polonais. Et puis, ce nétait pas un adepte des marchés, plutôt des tavernes, quand il lui restait quelques deniers en poche. Et justement, des deniers, il en avait, un bon petit paquet même, alors, que faisait-il en ce lieu si peu propice à la débauche et aux débordements mousseux ?
Et bien, notre poivrot avait fait une rencontre, étrange, alors quil cuvait sa bière avachi sous un porche. Un homme plutôt grand, barbu, le visage barré par un franc sourire, qui sétait benoîtement assis à côté de lui et qui lui avait tendu une gourde de calva, cadeau de sa moitié, enfin dune de ses moitiés, pas la femme de son pote qui était aussi la femme de sa copine et sa maîtresse, mais lautre, sa femme à lui, pfff, ce serait trop long à vous expliquer, passons. Notre ivrogne qui avait gardé un adorât et un instinct sûrs pour les choses essentielles sétait tout de suite redressé et avait vidé la moitié - non, là, cest tout simple, ne vous creusez pas les méninges - de la gourde sans vergogne, puis, lesprit aussi clairvoyant que peut lavoir un homme oscillant entre le coma éthylique et les vomissements, il avait écouté le barbu lui proposer un marché, une besogne simple en vérité, pour peu quon est une voix forte et une articulation impeccable, contre une bourse bien remplie. Le vieux pochard se demanda quand même sil était taillé pour le rôle, mais bon, refuse t-on une poignée décus parce quon a la langue pâteuse et la voix chevrotante ? Alors, il topa-là, prit son dû et vida la gourde, prit aussi le parchemin quon lui tendait et sen alla en quête de la meilleure place pour exécuter sa besogne.
Il avait donc choisi la place du marché. Forcément. Quand on doit oyer la populace, encore faut-il quil y ait du monde ! Il se pencha, ramassa une cagette qui trainait là, ce qui lentraina vers lavant et le fit butter contre un nouvel étalage avec les même effets, je vous laisse imaginer la réaction en chaine, cest barbant à la fin, sachez simplement quun nourrisson, un chien, un maréchal et un cheval furent impliquer. Puis il monta sur son estrade improvisée, déroula le parchemin, toussa pour séclaircir la voix et commença :
Oyez, oyez ! Peuple de Guyenne, du Périgord et du Limousin ! Amenez vos grelots, amenez vos miches, amenez vos esgourdes, venez entendre le juste courroux de maître Jargor par lentremise de cette voix ivrognesque, venez apprendre à quel point vous navez ni les yeux en face des trous, ni lesprit assez clair pour voir autre chose quun bel éléphant rose, tel ce pauvre diable qui postillonne à présent devant vous !
Au lieu des postillons, le haut parleur eut un relent inquiétant, se retourna précipitamment en hoquetant, la main devant la bouche, et se pencha pour dégobiller le contenu de son estomac. Puis, après sêtre essuyé négligemment la bouche dun revers de manche, il refit face aux badauds, vacillant dangereusement sur son socle, et reprit sa lecture, lair de rien.
En fait déléphant rose, je veux parler de lHydre, lHydre quon accuse à tort davoir pillé Marmande, Tulle et Angoulême ! Quelle méprise ! Quel égarement ! Non pas quils nen soient pas capables, bien évidemment, mais on a beau avoir plusieurs têtes, on peut les avoir aussi ailleurs, et pas forcément mettre le pied dans tous les plats. Oh, je ne nie pas quil y ait eu ici ou là quelques hydreux pour se divertir avec nous, ce sont nos amis, notez-le bien, mais je me dois par respect pour mes hommes de remettre les choses à leur juste place. Alors, quon se le dise, quon nous méprise ou quon nous acclame, vous devez cette triple représentation au Jargor ! Et, autant dans un souci de prouver notre bonne foi que dinformer les populations sur ce quils devront combler avec leurs impôts, je tiens à préciser ce que nous, pauvres intermittents du spectacle, nous avons récolté dans notre chapeau :
-Pour la bonne ville de Tulle : 2 393.50 écus plus des marchandises dune valeur de 7 000 écus environ.
-Pour la troublante bourgade de Marmande : 1 254 écus plus des marchandises dune valeur de 6 400 écus environ.
-Pour la sainte cité dAngoulême : 10 200 écus plus des marchandises dune valeur de 3 200 écus environ.
Comme vous lavez sans doute amèrement constaté, nous sommes fort mal payés en retour du prodigieux spectacle que nous avons produit dans vos charmants villages. Et je ne parlerai même pas du public, si peu nombreux pour nous accueillir. Dès lors, jai le regret de vous annoncer que nous ne sommes pas près de revenir, ou alors remplissez vos coffres et alignez vos forces sur les remparts que ça vaille le coup !
Voilà, il ne vous reste plus quune chose à faire, ou deux, ou trois, ou plusieurs, comptez pour moi, allez porter notre nom aux quatre coins du Royaume, parlez de nous à voix basse à la veillée, multipliez par dix le montant de nos larcins, menacez vos mioches qui ne mangent pas leur soupe en invoquant le vilain jargorois qui viendra les fouetter la nuit, enfin, faites preuve dimagination, que diable, et assurez notre légende !
Ou asseyez-vous dessus.
Pour le Jargor
R ah ben non, je le dis pas, hein ?
Le vieil ivrogne qui avait déclamé les dernières phrases dans un souffle nauséeux vira du gris au vert et saffaissa sur la cagette comme un pantin.