Les rumeurs courent, volent, volètent. Mots que lon souffle, mots que lon croit, mots que lon déforme. Mots que lon aime tant à déformer, mots que lon aime tant à divulguer aussi vite que les soubresauts de nos tréfonds pervers les ont décorés de nos craintes primitives. A la Cour plus quailleurs, les rumeurs courent. Comme si les haleines chargées, les volutes de fumées, les glaires de sang brun des poivrots à lagonie formaient une structure rendant la course luminiquement rapide.
Esemyr était allé loger son ennui dans la pénombre dun bouge miteux. Plus de flagorneries, plus délégance ni de pas dansant, ici. Les lueurs violettes étaient assombries par létrange mélancolie dun désir quil avait cru pouvoir ranimer ce soir. Force lui avait été de constater que lagonie perdurerait, que les arcanes mystérieux du plaisir, dun plaisir sans le contrecoup de la lassitude, sans le goût persistant que ses dernières envolées sensuelles avaient laissé sur ses lèvres. Il avait cru, espoir sournois, quune créature à la blancheur hivernale et aux cheveux dété brûlant saurait effacer cette amertume charnelle qui le hantait, ce goût perdu des sphères cathartiques, comme si trop haut il était allé, et quil était désormais condamné à ne plus ressentir que bassesse dans la dysharmonie de deux corps emmêlés. Idiot naïf tu es, bel Esemyr dAlcée. Réfugie toi dans la noirceur sereine et rassurante de la Salamandre. Quitte Paris la Vulgaire, Paris la Bâtarde, Paris la Soumise et ses mirages démétriens. Trouve toi une mission, une mort à donner, à offrir. Retourne vers les cimes du pouvoir, où tes services se marchandent jusquà la déchéance. Le pouvoir. Voilà le vulgaire. Voilà la source du gâchis. Pouvoir dune matrone qui ne choisit quà la lueur de largent. Pouvoir dune illusion, celle dune vie facile, protégée par les épines défensives dune rose aveuglante. Les bordels sont de ces lieux étranges où des êtres perdus viennent sacheter un bout de liberté. Acheter de la liberté en soffrant des enchaînées. Les chaînes fussent-elles en soie, elles nen restent pas moins des entraves. Joli paradoxe que voilà.
Esemyr, tu dénigres les bordels ? La mélancolie ne te va pas, mon ami. Quitte Paris. Fuis le spectre du gâchis. Dun bond altier, la Salamandre décolla de son siège, jeta dun geste désinvolte une poignée de piécettes sur le bois suintant de gras du comptoir, et fila dans les ruelles pavées et obscures de la capitale. Cest là, précisément, alors que son pied délicat touchait lun des morceaux de pierres taillées formant la route qui avait pour but, en cet instant, de lemporter loin dici, que la rumeur le rattrapa. Murmure naissant dune lèvre et mourant à lorée dune oreille. Quelque part dans une venelle avoisinante. Etrange configuration de lair poisseux du Paris de la Cour qui amena des bribes de souffle jusquaux sens avertis dEsemyr. « Jeunette à poil
» « Plein dsang
» « ltissu vaut plus qutous les bijoux dta femme » « Faut y aller avant qureste pu rien ! ».
Une chaîne de probabilités naquit dans lesprit tortueux et calculateur de la Salamandre. Le pied délicat se figea. Lautre fut posé de telle manière que le corps neut plus quà faire volte face. Agripper du regard les deux silhouettes ombreuses qui, répondant à lappel dun gain facile, se faufilèrent parmi les ruelles de la Cour. Esemyr suivit leur course, de loin, comme on pisterait une proie, et vogua gracieusement et sans le moindre bruit dans le dédale pavé de Paris. Il glana ça et là confirmations, déformations, souffles vineux, concupiscents ou affolés. Oui, le murmure enflait. Yavait une jolie donzelle, là bas. Aussi blanche que les premières neiges de lhiver, toute tâchée de rouge. Paraîtrait quune bête sauvage lui aurait arraché les tripes. Paraîtrait quelle porte tellement détoffe de soie que tout Paris pourrait manger à sa faim une année entière rien quen revendant tout le barda. Paraîtrait que lécarlate du sang na rien à envier aux flammes de sa chevelure.
Coin dune ruelle, un peu plus petite, un peu plus obscure. De lagitation, mouches bourdonnantes, éructant des commentaires vulgaires, palpant la chair dune silhouette allongée et comme désarticulée. Ils étaient quatre, peut être cinq. La Salamandre ne compte jamais. Ils vécurent, connurent un dernier souffle. Dans leurs regards, quand on les retrouvât bien plus tard, au matin, on ne pouvait lire rien dautre que lincompréhension dune proie qui na pas vu la mort se faufiler jusquà elle. Les minutes qui suivirent dressèrent le tableau étrange dun Esemyr debout, contemplant la beauté diaphane que toute vie avait quitté, étendue à ses pieds. La Salamandre sinsinua dans toutes les fibres de son être, et prit le commandement. Il sagenouilla, et ses doigts glissèrent silencieusement sur le corps nu de Demetria. Les étoffes avaient été arrachées. La chevelure violentée. Lindex dessina le profil du visage, nez et lèvres, descendit le long du cou. Lexquis dessin de son portrait avait été épargné, comme si les plus infâmes traînards de la Cour navaient osé sen prendre à tant de pureté. La blessure qui avait infligé la mort avait lacéré un sein. Son jumeau était perlé de sang, mais le galbe en était intact et semblait frémir sous les doigts dEsemyr, comme un écho des promesses de caresses perdues. La main continua son chemin, traçant des sillons de sang jusquau nombril, imprimant jusquau plus profond de ses sens le contour des hanches. La Salamandre laissa vierge de son contact la source dérobée par un autre. Client de la Rose ? Maraud de passage ? Comment le savoir. Un simple regard, entraîné, apportait les preuves nécessaires à lesprit dEsemyr. Lhymen avait cédé, arraché. La chair avait été violentée. La première nuit tant attendue avait été bestiale, plus quil navait présumé que cela soit possible ce soir là. Du dos de la main, Esemyr effleura lintérieur des cuisses, redescendant jusquau mollet, avant de recueillir au creux de sa paume le si petit pied, nu lui aussi.
Ton or si précieux sest envolé, Succube. Que nas-tu pas saisi lampleur exacte de loffre de la Salamandre ? Prisonnière de ta soif de richesse, contemple donc ton uvre. Ton petit oiseau sest envolé, et sest brûlé les ailes. Tu as payé le prix de la liberté, belle Demetria. Mais au moins en as-tu eu sur tes lèvres le goût fugace. Laisse donc Esemyr le recueillir, à défaut davoir pu te le donner.
Les lèvres dEsemyr se joignirent à celle de la beauté éteinte. Court partage despoirs détruits. Et son oreille laissa enfin entrer le son irritant quil avait consciemment laissé à la porte de ses sens. La Salamandre se leva, enjamba les quatre
ou cinq
cadavres encore chaud, et chercha lorigine du ronflement. Un ronflement divrogne, que lagitation autour du corps de la Vierge assassinée navait pu faire cesser. La silhouette était recroquevillée sur elle-même, avachie là comme si elle avait été happée par une force irrésistible qui lavait clouée au sol. Près de lui, un tesson de bouteille, décorée de sang sur la brisure. Voilà donc celui qui a profané le sein de Demetria.
Dune main experte et silencieuse, Esemyr se saisit du tesson. Sa seconde main se posa sur la bouche de livrogne, qui, privé de souffle, ouvrit de grands yeux où se mêlaient brume et panique. Un petit sourire de la Salamandre fut le seul avertissement. Le tranchant de tesson pénétra la chair, juste sous le menton, suivit le tracé de la jugulaire sans la trancher, remontant vers lintérieur de la bouche. Le bruit visqueux de la langue qui se déchire et du sang qui envahit la gorge arracha un nouveau sourire à Esemyr. Une légère pression supplémentaire suffit à ce que le tesson traverse le palais et broie lintérieur des fosses nasales, ce qui eut pour effet quasi instantané douvrir des vannes ensanglantées qui déversèrent leur flot brun par les narines de lhomme. La course de larme de fortune sarrêta là. Ainsi, lhomme ne mourrait pas tout de suite. Esemyr délia ses doigts du morceau de verre tandis que son autre main relâchait la pression exercée sur la bouche de livrogne, libérant ainsi de nouvelles gorgées de sang et empêchant un étouffement trop rapide. Lhomme mettrait du temps à mourir. Beaucoup de temps.
La Salamandre se redressa élégamment et revint à la Vierge. Tirant sur lun des lacets qui la nouait, Esemyr ôta sa cape et en recouvrit le corps de Demetria. Le goût nauséeux dun gâchis sans nom lui envahit la gorge. Derrière les paupières closes, il devinait encore léclat de locéan tumultueux, il frissonnait encore du désir indompté, de lenvie à peine assumée, qui, il y avait peu encore, faisaient naître dans le vert de ses iris une flamme qui ravageait ses sens. Déplorable destin, déplorable pouvoir. Alors quil passait délicatement ses mains sous les épaules et les genoux de Demetria, ramenait son corps fragile contre son torse et la soulevait de ce sol putride, indigne delle, Esemyr ne pouvait sempêcher de songer à cette triste tapisserie dévènements, dattentes, despoirs, dexigences tissés entre eux, et qui avaient mené à ce désastre. A ce corps doù la vie sétait échappée, à ce corps que lon avait eu laudace de profaner. Du moins était-elle morte davoir fait un choix, semblait-il. Davoir voulu échapper à la Rose, peut-être. Les trames du possible se bousculaient derrière les yeux dEsemyr. Les différentes raisons qui auraient pu pousser la Vierge de Feu à senfuir. Car elle navait pu être enlevée, pas avec ce gardien gigantesque, pas avec le regard de Rexanne et celui de la Succube posés sur elle en permanence. Elle avait fui, volontairement, Esemyr en était persuadé. Les trames du possible
Ce qui aurait pu advenir si la Succube sétait montrée moins prévisible, moins attachée à lor sonnant et trébuchant. Comme si lon pouvait demander à la propriétaire dun bordel déchapper aux affres du matériel. Elle avait payé. A trop vouloir tirer le plus de profit possible de la pureté de sa vierge, elle navait fait que la gâcher et la perdre à jamais. Et elle paierait encore.
Esemyr jeta un dernier regard en arrière, en direction de la Rose. Une dague danse au dessus de ta tête, Succube. Un jour, le frêle filin qui la retient sera tranché. Comme tu as tranché par ta soif dor et de pouvoir les liens qui retenaient Demetria à la vie, à lespoir. Resserrant légèrement son étreinte autour de la vierge, Esemyr séloigna à pas mesuré de la ruelle crasse qui naurait jamais du connaître les derniers instants de la vierge aux yeux démeraude. Des émeraudes éteintes, désormais. Comme si le soleil était mort, là bas, sur lhorizon dune mer dopale. Comme si lhiver glacé avait balayé les teintes printanières des étangs frémissant sous la bruine. Comme si les dieux avaient banni à jamais les voiles divins qui irisent le ciel dans les confins nordiques et glacés. Esemyr était, lespace dun instant hors du temps, fugitif et sitôt disparu, comme un marin perdu, cherchant vainement dans la profondeur des océans lespoir dun retour, lespoir de lexistence dune terre posée là bas, sur lhorizon.
Il emporta loin dici, loin de Paris, de son air fétide, de sa crasse vulgarité, le corps frêle de la belle Demetria, seul signe résiduel dune existence si courte, emplie despoirs brisés, de craintes jamais résolues. Une existence dont les dernières heures auront toutes été tournées vers la recherche éperdue dune première nuit de plaisir, qui laura finalement conduite à la mort.
Ennui. Gâchis. Et frémissement dun désir rongé de lassitude, soubresaut despoir noyé dans le tumulte de grands yeux verts. Voilà ce qui restera de cette nuit, dans les tréfonds de lâme dEsemyr. Marques profondes, qui vinrent sajouter à toutes les autres. Promesses muettes, vengeance sous le sceau du sang, en suspens.
A bientôt, Succube, dévorée de pouvoir. A bientôt, Paris, aux ruelles sclérosées et putrides. A bientôt, Rose aux épines cruelles. A bientôt, Demetria. Peut être quun jour, dans une autre vie, dans un autre monde, par delà la mort et les dieux de tous bords, nous aurons loisir de partager enfin cet instant précieux qui nous fut arraché par la concupiscence et la folie.
Esemyr sut en cet instant que la vierge lavait marqué à jamais, plus quaucune autre femme ne lavait fait jusqualors. Parce quelle symbolisait lespoir brisé que peut être, la lassitude qui affadissait insidieusement toute recherche de plaisir aurait pu être vaincue. Parce quelle représentait la femme à jamais inaccessible, et que ses sens brûleraient pourtant de posséder jusquà la fin de ses jours.
Il emporta la vierge sans vie au loin, laissant lair de Paris agresser ses narines une dernière fois.
Une dernière fois avant que, dune manière ou dune autre, il y remette les pieds.
Pour que Demetria, lespoir quon lui avait arraché, reçoive pleinement son dû de sang. Le dû de sa première nuit.