[Un mas solitaire sur les flancs du Mont Lozère]
Quelle idée, mais quelle idée il avait eu de faire venir un troubadour d'origine espagnole. Enrique, ainsi s'appelait cet énergumène qui agrémentait le repas du Vicomte dans son mas, sa retraite bâtie à flanc de l'impressionnante montagne gévaudanaise. Incrédule, les yeux plissés sur un néant qui pouvait au mieux lever un sourire de compassion, le feudataire dégustait de la volaille avec un appétit aussi féroce qu'il aurait pu le devenir avec l'artiste qui déjà recommençait son chant improbable. Précisons qu'un deuxième larron, pour rythmer "l'oeuvre", frappait deux morceaux de bois imitant une espèce de cavalcade.
Là-haut, là-haut Très loin dans le nord,
Entre Tournel et Florac
Le ciel garde encore la trace
Du bel Actarius
Il rêvait de notre terre
Le Languedoc
Dont on voyait la lumière
A cent mille lieues
Là-haut, là-haut loin dans le conseil
La Grande Guerre éclata
Et ce fut l'assaut final
De la Noumerchat
Actarius alors s'enfuit
Vaincu, solitaire
A travers les chemins
De notre Comté
Sur son merveilleux cheval
De guerre et de paix
Ce chevalier des temps nouveaux
Se bat pour l'humanité
Actarius au bord du désespoir
Voici la légende
Que l'on va vous raconter
Là-haut, là-haut Loin dans le conseil
La Grande Guerre éclata
Et ce fut l'assaut final
De la Noumerchat
Actarius alors s'enfuit
Vaincu, solitaire
A travers les chemins
De notre terre.*
De ses doigts, le Vicomte retira l'os de sa bouche et le déposa dans son assiette. Une rasade d'hypocras, non un pichet pour essayer d'atteindre le même état frénétique du troubadour et de son musicien ou du moins le comprendre.
Accours vers nous, Vicomte d'Euphor
Viens vite, viens nous aider
Viens défendre notre Terre
Elle est en danger
L'ennemi héréditaire
Veut nous écraser
L'avenir des Languedociens
Tu l'as dans tes mains
Viens défendre notre Terre
De justice et d'amour
Toi le Chevalier solitaire
Nous t'appelons au secours
Nous voulons sauver la liberté
De notre comté
C'est la seule vérité
Accours vers nous, Vicomte d'Euphor
Viens vite, viens nous protéger
Sur ton merveilleux destrier
Tu te bas encore
Repousses tous les assauts
Deviens le plus fort
La terre a besoin de toi
Face à la Noumerchat
Viens défendre notre Terre
De justice et d'amour
Toi le Chevalier solitaire
Nous t'appelons au secours
Oui nous voulons sauver la liberté
De notre planète
C'est la seule vérité
Viens défendre notre Terre
De justice et d'amour
Toi le Chevalier solitaire
Nous t'appelons au secours
Oui nous voulons sauver la liberté
De notre planète
C'est la seule vérité**
Le silence... incroyable. Ils en avaient fini de lui gâcher son repas. Encore un couplet pour le plateau de fruits peut-être ? Heureusement, ce ne fut pas le cas. Car à l'évidence, le Vicomte goûtait fort peu à ces élans lyriques tissés d'orgueil et d'héroïsme, sans compter les incohérences. Enfin, il esquissa un sourire de politesse.
- Merci. Rassurez-moi, c'était juste pour moi, vous ne comptez pas aller chanter cela partout ?
- Ma bien sour qué si ! Cé notre plou belle ouvre.
Aïe... Là ça devenait compliqué ! Les tuer pour éviter qu'ils allassent entacher une réputation jusque là plutôt honorable ? Le Vicomte frémit, car cette idée-là lui semblait bien la meilleure.
- Bon écoutez votre performance est novatrice et le Languedoc n'est pas encore prêt à accueillir un tel art. Et vous savez, il y a sans doute de meilleurs sujets, celui-ci pourrait nous attirer de très gros ennuis.
Un ange passa, car les deux bougres ne semblaient pas avoir bien compris ce qui n'échappa pas au Mendois devant les quatre yeux de cabillaud qu'ils lui offraient.
- Plus chanter cela, sinon vous mourir ! Actarius accompagna ces paroles d'un geste sans équivoque. Celui-ci fut nettement plus compréhensible pour les deux Espagnols qui secouèrent la tête en guise d'assentiment. Autre avantage d'un tel expédient, les amuseurs n'insistèrent pour interpréter un autre chef d'oeuvre et ne furent pas long à s'éclipser. Les deux nuits du Vicomte qui suivirent furent agitées d'étranges rêves où des espèces de grandes structures d'acier à forme animale, voire humaine, se battaient à coup de lumière brûlante. Loin du sommeil réparateur escompté qui lui aurait permis de se présenter frais et dispo après un voyage même éreintant jusqu'à Montpellier.
[La cathédrale, deux jours plus tard]
Les yeux cernés de fatigue, le teint pâle, le Vicomte se présenta comme une ombre sur le parvis de la cathédrale. Il inspira profondément et pénétra dans l'enceinte sacrée. Il aperçut plusieurs visages connus, dont celui du futur baptisé, et ne manqua pas de les saluer d'un signe de tête avant de prendre place au fond dans l'ombre d'un pilier. A l'évidence, il n'avait aucune envie de devoir venir faire une lecture devant l'assistance, pas dans son état.