La promenade, pour bucolique qu'elle soit, s'avère mortellement ennuyeuse, et souvent quand ils s'arrêtent pour se mouiller le croupion et observer les mille et une merveilles de la forêt, lui reste planté sur le chemin, perdu dans de vaines pensées.
C'est sa faute aussi, surtout il ne veut pas se mêler à leurs petits jeux de découverte de la nature, alors qu'il est passionné de ces choses. Mais la distance reste la règle, le mépris la norme, la contradiction le principe fondamental de sa relation avec Milo. Qu'il aime la framboise et il préferera la fraise, et s'il aime les deux, lui détestera les deux. Reste qu'il est plutôt agacé par les mines extatiques de ce couple découvrant le terrier d'un renard comme s'il s'agissait du nombril du monde. Théo a bien envie de les planter là, mais 5 écus ont suffi à l'asservir pour la journée.
Alors, oui, il a beau réfléchir aux grandes entreprises de défrichement en France, songer que les forêts les mieux impénétrables sont désormais arpentées, que partout on entend chanter la hache sur les chênes, que les chasseurs s'aventurent dans les endroits maudits au dépit des sorcières. Oui, il pense que la forêt n'est plus un domaine de l'Inconnu, une demeure des Dieux, des places vénérées, des lieux d'épouvante, un terroir du paganisme gaulois. Oui, il songe les ténébres deviennent des cathédrales, que le soleil traverse les épaisses futaies, que le feu des brûlis s'étend sur de larges parcelles, et que les paysans remplacent les bûcherons. Oui, les voyageurs s'en réjouissent, les brigands s'en plaignent, les villages sont moins isolés, mieux peuplés. Mais c'est déjà un mouvement ancien, et viendra le tour des découvertes sur les plaines inexplorées de l'Océan.
Oui, loin de ses pensées profondes, Théo s'ennuie, s'agace, s'énerve, vérifie dix fois la cognée, cent fois le tranchant, mille fois l'équilibre. Bientôt, il fera nuit et il devra tenir la chandelle....Mais il n'est pas encore midi et déjà Théo s'inquiète du repas. Vont-ils le laisser travailler sans manger? Il s'en remet tout entier à Breiz pour le coup. Il est sûr et certain qu'elle a prévu de quoi largement se restaurer pour trois dans son panier. Elle n'est pas comme Milo, et en plus elle l'aime, Théo en est persuadé. Donc elle lui donnera à manger.
Vaut mieux, car vu que les mastodontes de chêne que Milo lui désigne du doigt, il s'agit d'être en forme. Théo essaye de ne faire semblant de rien (en langage moderne, la "poker face"), mais un long déglutissement trahit le mouvement de sa pomme d'Adam. Parbleu, il y a de quoi en tirer dix stères, de ces monstres de bois. Si Milo voulait lui faire fermer son clapet, c'est réussi. Il n'a même pas le réflexe de sortir la petite phrase qui va bien, du style:
"Je te le découpe en allumettes?"
ou
"Celui-là, je peux te le découper à la main..."
Non, aucun effet de manche, ni de manchette. Le soupir absolu face à une tâche herculéenne. Théo oppose seulement un grognement sourd pour toute réponse, et d'un pas très lourd, se dirige vers son premier arbre. Un bouleau. Plutôt facile à attaquer, le bois est tendre, idéal pour s'échauffer. Mais, que diable, il ne peut laisser trop facilement la victoire à Milo, il faut qu'il réagisse, tenter quelque chose, essayer....
Il a vite une petite idée et s'en retourne vers les tourtereaux, avise la rousse aux yeux de miel, se déshabille lentement, très lentement de sa chemise, laisse découvrir à celle-ci chacun de ses muscles roulés sous sa peau (usant de la technique subtile de les contracter sans en avoir l'air, en toute innocence, technique masculine datant, au moins, du Néolithique), puis tend son habit à Breiz en disant:
Prends, Breiz, ceci est ma chemise et je ne voudrai pas la tremper de sueur. Trouve-moi, s'il te plait, une petite rivière pour me laver ensuite, et tu pourras me frotter le dos, si tu veux.