--Robert_arctor
Jamais homme ne fut si intendant que Robert Arctor, et ne le demeura si parfaitement toute sa vie.
Issu d'une famille de hobereaux de la campagne cambrésienne, il prit goût très tôt aux travaux d'intendance. Son père, plus connu pour ses frasques que pour sa gestion des domaines dont il avait la charge, était enchanté de confier ces responsabilités à son fils.
A sa mort, classant des documents retrouvés dans la chambre de son père, Robert trouva quelques lettres écrites par une certaine Mathilde de Bertry, évoquant la naissance de sa fille, Héloïse, ainsi qu'un calepin usé sur les pages duquel étaient notées des sommes avec, en face, en lettres rondes et malhabiles : Héloïse. Ainsi, Robert avait une soeur, dont il se répétait le prénom, cherchant à deviner la jeune fille derrière les douces sonorités.
Il réfléchit longuement, se mit en tête de la retrouver. Il céda à bas prix la ferme et les terres familiales, démissionna de son poste d'intendant et partit sur les routes.
Son périple fut long, mais il retrouva trace de sa soeur un jour où il s'était arrêté dans une taverne de Mâcon. Là se trouvait un voyageur à l'aspect aimable, du nom de Samuel de Trévière, pour lequel il se prit de sympathie. C'est ainsi que Robert, au cours de la discussion, entendit prononcer pour la première fois le nom d'Héloïse de Bertry.
Il apprit son décès récent : elle s'était noyée, à Marseille, et laissait une petite fille à son époux, Alexis Beogora. Bien que ne connaissant pas sa soeur, il ressentit une tristesse qui ne le quitta plus durant des mois.Tristesse accrue par l'accueil plutôt frais que lui fit le veuf, signifiant une fin de non recevoir. Il ne verrait jamais sa nièce, Mara.
Il s'établit quelque temps à Draguignan mais ne s'y sentait pas chez lui : la ville était morne et l'on y croisait peu de monde, malgré les efforts sans mesure de la bourgmestre d'alors, Isabeau de Paré, la dame de choc, ainsi qu'elle se plaisait à se présenter, ne manquant pas de déclencher l'hilarité chez certains de ses détracteurs. Il faut avouer que même Robert, tout respectueux qu'il soit, ne pouvait réprimer un sourire amusé.
Puis, l'ennui ayant fait son oeuvre, il quitta Draguignan sans regret pour se rendre à Marseille. Sur les conseils de Trévière, il se présenta à la cousine de ce dernier, Istanga de Lendelin, qui cherchait intendant pour gérer la fortune que lui avait léguée son époux, le Prince Mirza de Transoxiane. Robert avait quelques doutes quant à la légitimité de ce legs, mais la présence du fils de Mirza le décida.
Istanga lui avait dit avoir rencontré sa soeur, peu avant sa mort, dans une taverne nîmoise mais, à ses questions, elle répondit toujours de manière évasive, avec un air gêné. Robert n'insista plus mais conserva l'impression bien ancrée que la Lendelin lui cachait quelque chose. Il savait qu'un jour, Istanga lâcherait l'information par étourderie : il était patient.
La vie allait bon train, entre la demeure marseillaise d'Istanga et le château des Trévière, à Vitrolles, quand la guerre mit fin à leur présence en Provence. Durant les hostilités, Robert s'était gardé d'émettre quelque opinion, simplement désolé que la soif de pouvoir entraîne des dirigeants dans une économie exsangue.
Lui était resté à Marseille, afin de mettre en vente la propriété d'Istanga, liquider la boucherie qui l'avait amusée quelque temps, rassembler les biens mobiliers. Il avait fait un premier voyage en compagnie de toute la maisonnée jusque Montauban, où elle prit en location une grosse demeure, près du cimetière. Lui s'en retourna à Marseille, pour finaliser les transactions et charger de nouveau les carrioles qui transporteraient le reste du mobilier et les denrées que Istanga avait commandées.
Puis il attendit le pigeon qui lui annoncerait qu'il pouvait venir. Longtemps. Car Istanga n'arrivait pas à se décider : après Montauban, elle lui parla de Mimizan dans les lettres sans queue ni tête dont elle était coutumière. Puis Mimizan ne lui convint plus, et Robert commençait à se demander si elle arrêterait un jour cette vie de nomade quand, enfin, ce qu'il espérait arriva. Une décision. Mont de Marsan.
Il chargea l'une des charettes de tonneaux d'huile d'olive, d'olives, de bouquets de lavande séchée, de deux barils de thon à l'huile, dont tous étaient friands, de pots de tapenade, de jarres d'anchois au sel, de bouquets de farigoule plus quelques fougasses au romarin enveloppées dans un linge, dont il espérait qu'elles garderaient leur parfum le temps du voyage.
Pendant qu'il était sur la route de lo Moun, Istanga partait, escortée par les Sagittaires, pour Montauban, afin d'en ramener ses biens.
Par le plus grand des hasards, ils se retrouvèrent à Muret et Robert put ainsi leur laisser les chariots. Il n'eut pas le temps de discuter quoi que ce soit : Istanga l'envoya régler l'achat d'une demeure qu'elle avait à peine vue. Heureusement la transaction fut rapide, la smala n'aurait pas à dormir à l'auberge, mais Robert doutait que l'affaire fût bonne. Il remisa dans son cerveau cette mauvaise impression pour se consacrer aux formalités d'installation dans la ville.
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- Il a si bonne mine pour un intendant que Je me fais quelque scrupule de le prendre ; n'en dira-t-on rien ?
- Et que voulez-vous qu'on dise ? est-on obligé de n'avoir que des intendants mal faits ?