Nicolas.df
Il s'était attendu à beaucoup de choses, du type grand couloir obscur et petite lumière brillante, paysage nuageux égayé de petits angelots replets, ou encore surface solaire éclatante, mais assurément pas à ça. Il était dans le hall d'un grand bâtiment à la façade transparente. La salle s'étendait à perte de vue, traversée par un long guichet dont on ne voyait pas non plus la fin. Des dizaines, peut-être des centaines de portes couvraient les murs. Il s'avança timidement sur le carrelage blanc jusqu'au seul endroit où quelqu'un siégeait derrière le guichet. Une petite pancarte dorée indiquait "Accueil du Centre Hospitalier de Ré-Incarnation et de Suivi Thanatologique Oecunémique et Social". Nicolas comprenait environ la moitié des mots, et il fallut une petite toux de la jeune femme pour le tirer de sa perplexité. Il lui demanda sur un ton un peu moins assuré que d'habitude :
Hssss fffff sssss ?
Diable ! Il avait comme un courant d'air dans la gorge ! Il baissa le regard et se tâta le cou... il était couvert de boue et de sang, on voyait l'intérieur de sa cuisse par la large blessure qui y béait, et il sentait une large déchirure chaude et humide là où aurait dû se trouver entre autres sa pomme d'Adam. Se présenter ainsi à une demoiselle ne lui ressemblait pas et il eut honte de lui. Bouchant tant bien que mal le trou en pinçant les lèvres de la plaie entre ses doigts, il parvint à articuler lentement ce qu'il voulait dire.
Bonjour, excusez-moi de vous déranger mais... qu'est-ce que je fais ici ?
Et bien de toute évidence, vous êtes mort. Vous parlez français, vous arborez le lys royal... vous devez donc être aristotélicien. Monsieur Rhystaute vous attend.
Et elle lui désigna la porte la plus proche. Il se contenta de hocher la tête pour la remercier, car la caricature de voix qu'il parvenait à produire pour le moment ne sonnait vraiment pas agréablement à ses oreilles, puis il se dirigea dans la direction indiquée, toqua, et entra dès qu'on l'y invita.
Niccolo Machiavelli di Prato d'Appérault, alias Nicolas de Firenze ? Enchanté, je suis Alexandre Rhystaute, c'est moi qui vais m'occuper de vous. Commençons par remédier à ceci... et cela.
En deux gestes négligents de la main, il avait remis l'égorgé à neuf. Ou plutôt, dans l'état où il était quelques heures avant sa mort, cicatrices en sus. Incrédule, il se palpa... mais il n'y avait plus que du tissu cicatriciel à la place des excellents cas pratiques pour des études anatomiques qui s'y trouvaient auparavant. Sur un ton d'abord hésitant, puis enjoué, il remercia chaleureusement l'homme.
Je ne saurai vous exprimer suffisamment ma gratitude ! C'est... incroyable.
A. Rhystaute hocha doctement la tête, en souriant légèrement.
Le miracle de la foi, mon ami, le miracle de la foi. Vous êtes un bon croyant, c'est bien le moins que le C.H.R.I.S.T.O.S. puisse faire pour vous, en vérité.
Tout de même, tout de même. Et euh... que se passe-t-il à présent ?
Je vais vous amener à quelqu'un, il faudra que vous preniez une décision ensemble. Attendez-vous à être... surpris.
Nicolas plissa tout à coup l'oeil, un doute ayant jailli dans son esprit. Se pouvait-il que... que ce quelqu'un soit... l'ombre ? L'ombre imperceptible qu'il sentait planer sur lui à chaque instant, chaque seconde de sa vie ? Qu'il croyait entendre, parfois ? Le mystérieux, l'insaisissable... Eljidé ? Trop tard pour réfléchir. En un instant, le bureau avait disparu, il n'y avait plus autour d'eux que deux fauteuils. Sur l'un attendait un jeune brun à lunettes, souriant. Le vieil homme lui glissa quelques mots à l'oreille, puis se tourna vers l'Italien et s'adressa également à lui à voix basse avant de s'esquiver, les laissant seuls.
C'est ici. Laissez-moi vous donner un petit conseil : soyez honnête. Il en sait plus que vous ne l'imaginez.
Te voilà enfin ! Bienvenue, Nicolas. Comme as pu le deviner, je suis Eljidé.
Son coeur manqua un battement. Il n'était donc pas fou...
Très honoré de vous voir enfin.
Non, tout l'honneur est pour moi. Par ici, assieds-toi. Je suppose que pour l'instant, tu te sens un peu comme un royaliste en Artois : tu te demandes comment tu es arrivé ici.
Au vu de son histoire personnelle, la comparaison n'était pas dénuée de sens.
On pourrait dire ça.
Je le lis dans ton regard. Tu as le regard d'un homme qui est prêt à croire tout ce qu'il voit parce qu'il s'attend à s'éveiller à tout moment, et paradoxalement, ce n'est pas tout à fait faux. Crois-tu en un grand plan qui te dépasserait ?
Non.
La réponse sembla beaucoup amuser Eljidé, ce qui irrita un peu le borgne. Qu'y avait-il donc de drôle ?
Et pourquoi ?
Parce que je n'aime pas l'idée de ne pas être aux commandes de ma vie.
L'autre n'était plus amusé, il était hilare, même s'il ne le montrait pas. Ce sourire en coin, cette lueur dans le regard... Nicolas savait évidemment les interpréter, puisqu'il réagissait de façon identique.
Bien sûr, et je suis fait pour te comprendre ! Là en revanche, le jeune homme semblait tout à fait sincère. Je vais te dire pourquoi tu es là : tu es là parce que tu as un savoir, un savoir que tu ne t'expliques pas mais qui t'habite, un savoir que tu as ressenti toute ta vie. Tu sais que le monde ne tourne pas rond sans comprendre pourquoi, mais tu le sais, comme un implant dans ton esprit, de quoi te rendre malade. C'est ce sentiment qui t'as amené jusqu'à moi. Sais-tu exactement de quoi je parle ?
De... l'Higé ?
Ce mot qui était parfois prononcé discrètement par certains... l'Italien était sûr qu'il couvrait quelque chose d'incroyable, d'un peu dangereux aussi, à en croire les réactions courroucées qui ne manquaient pas de suivre l'apparition du mot dans une conversation quelconque.
Est-ce que tu veux également savoir ce qu'elle est ? L'Higé est universellle. Elle est omniprésente. Elle est avec nous ici, en ce moment même. Tu la vois chaque fois que tu regardes par la fenêtre ou lorsque tu allumes un feu dans la cheminée. Tu ressens sa présence lorsque tu pars au château, quand tu vas à l'église ou quand tu paies tes impôts. Elle est le monde qu'on superpose à ton regard pour t'empêcher de voir la vérité.
Quelle vérité ?
Le fait que tu es un esclave, Nicolas. Comme tous les autres, tu es né enchainé. Le monde est une prison où il n'y a ni espoir ni saveur ni odeur, une prison pour ton esprit. Et il faut que tu saches que malheureusement, si tu veux découvrir ce qu'est l'Higé, tu devras l'explorer toi-même. C'est là ta dernière chance, après ça tu ne pourras plus faire marche arrière. Choisis la pilule bleue et tout recommence : tu pourras faire de beaux rêves et penser ce que tu veux. Choisis la pilule rouge, tu restes ici et tu ne retrouveras plus jamais tout ce que tu as connu. N'oublie pas : je ne t'offre que la vérité, rien de plus.
Et il lui annonçait tout ça sur un ton plat ! Un esclave enchaîné, un esprit emprisonné... cela n'avait pas de sens et pourtant, ces mots trouvaient un écho en lui. Combien de fois avait-il eu l'impression de n'être plus maître de lui ? En combien d'occasions avait-il agi de façon totalement incohérente avec sa nature profonde ? Bien sûr il avait déjà eu des doutes, des soupçons, mais s'entendre tout confirmer ainsi... cela dit, si le prix de la vérité était la fin de son monde, il n'était pas prêt à le payer. Il secoua lentement la tête, décidé.
Je suis désolé, mais j'aime Adelinda. Cet amour est réel, quoi que vous puissiez dire et quoi que nous puissions être. Je prends la pilule bleue.
Je comprends, et je ne te cache pas que je suis soulagé. Nous allons pouvoir continuer à nous amuser ! Cela dit, Neo aurait été déçu...
Qui ça ?
Rien, oublie.
Et il oublia, effectivement. Ses yeux s'ouvrirent sur le visage aimé... c'était tout ce qui comptait. Il avait mal, mais nettement moins qu'avant, et une vérification rapide lui confirma qu'il n'avait pas rêvé : ses blessures avaient disparu. Il s'évanouit l'esprit tranquille après un sourire à Adelinda.
[Merci à Matrix, évidemment.]
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Hssss fffff sssss ?
Diable ! Il avait comme un courant d'air dans la gorge ! Il baissa le regard et se tâta le cou... il était couvert de boue et de sang, on voyait l'intérieur de sa cuisse par la large blessure qui y béait, et il sentait une large déchirure chaude et humide là où aurait dû se trouver entre autres sa pomme d'Adam. Se présenter ainsi à une demoiselle ne lui ressemblait pas et il eut honte de lui. Bouchant tant bien que mal le trou en pinçant les lèvres de la plaie entre ses doigts, il parvint à articuler lentement ce qu'il voulait dire.
Bonjour, excusez-moi de vous déranger mais... qu'est-ce que je fais ici ?
Et bien de toute évidence, vous êtes mort. Vous parlez français, vous arborez le lys royal... vous devez donc être aristotélicien. Monsieur Rhystaute vous attend.
Et elle lui désigna la porte la plus proche. Il se contenta de hocher la tête pour la remercier, car la caricature de voix qu'il parvenait à produire pour le moment ne sonnait vraiment pas agréablement à ses oreilles, puis il se dirigea dans la direction indiquée, toqua, et entra dès qu'on l'y invita.
Niccolo Machiavelli di Prato d'Appérault, alias Nicolas de Firenze ? Enchanté, je suis Alexandre Rhystaute, c'est moi qui vais m'occuper de vous. Commençons par remédier à ceci... et cela.
En deux gestes négligents de la main, il avait remis l'égorgé à neuf. Ou plutôt, dans l'état où il était quelques heures avant sa mort, cicatrices en sus. Incrédule, il se palpa... mais il n'y avait plus que du tissu cicatriciel à la place des excellents cas pratiques pour des études anatomiques qui s'y trouvaient auparavant. Sur un ton d'abord hésitant, puis enjoué, il remercia chaleureusement l'homme.
Je ne saurai vous exprimer suffisamment ma gratitude ! C'est... incroyable.
A. Rhystaute hocha doctement la tête, en souriant légèrement.
Le miracle de la foi, mon ami, le miracle de la foi. Vous êtes un bon croyant, c'est bien le moins que le C.H.R.I.S.T.O.S. puisse faire pour vous, en vérité.
Tout de même, tout de même. Et euh... que se passe-t-il à présent ?
Je vais vous amener à quelqu'un, il faudra que vous preniez une décision ensemble. Attendez-vous à être... surpris.
Nicolas plissa tout à coup l'oeil, un doute ayant jailli dans son esprit. Se pouvait-il que... que ce quelqu'un soit... l'ombre ? L'ombre imperceptible qu'il sentait planer sur lui à chaque instant, chaque seconde de sa vie ? Qu'il croyait entendre, parfois ? Le mystérieux, l'insaisissable... Eljidé ? Trop tard pour réfléchir. En un instant, le bureau avait disparu, il n'y avait plus autour d'eux que deux fauteuils. Sur l'un attendait un jeune brun à lunettes, souriant. Le vieil homme lui glissa quelques mots à l'oreille, puis se tourna vers l'Italien et s'adressa également à lui à voix basse avant de s'esquiver, les laissant seuls.
C'est ici. Laissez-moi vous donner un petit conseil : soyez honnête. Il en sait plus que vous ne l'imaginez.
Te voilà enfin ! Bienvenue, Nicolas. Comme as pu le deviner, je suis Eljidé.
Son coeur manqua un battement. Il n'était donc pas fou...
Très honoré de vous voir enfin.
Non, tout l'honneur est pour moi. Par ici, assieds-toi. Je suppose que pour l'instant, tu te sens un peu comme un royaliste en Artois : tu te demandes comment tu es arrivé ici.
Au vu de son histoire personnelle, la comparaison n'était pas dénuée de sens.
On pourrait dire ça.
Je le lis dans ton regard. Tu as le regard d'un homme qui est prêt à croire tout ce qu'il voit parce qu'il s'attend à s'éveiller à tout moment, et paradoxalement, ce n'est pas tout à fait faux. Crois-tu en un grand plan qui te dépasserait ?
Non.
La réponse sembla beaucoup amuser Eljidé, ce qui irrita un peu le borgne. Qu'y avait-il donc de drôle ?
Et pourquoi ?
Parce que je n'aime pas l'idée de ne pas être aux commandes de ma vie.
L'autre n'était plus amusé, il était hilare, même s'il ne le montrait pas. Ce sourire en coin, cette lueur dans le regard... Nicolas savait évidemment les interpréter, puisqu'il réagissait de façon identique.
Bien sûr, et je suis fait pour te comprendre ! Là en revanche, le jeune homme semblait tout à fait sincère. Je vais te dire pourquoi tu es là : tu es là parce que tu as un savoir, un savoir que tu ne t'expliques pas mais qui t'habite, un savoir que tu as ressenti toute ta vie. Tu sais que le monde ne tourne pas rond sans comprendre pourquoi, mais tu le sais, comme un implant dans ton esprit, de quoi te rendre malade. C'est ce sentiment qui t'as amené jusqu'à moi. Sais-tu exactement de quoi je parle ?
De... l'Higé ?
Ce mot qui était parfois prononcé discrètement par certains... l'Italien était sûr qu'il couvrait quelque chose d'incroyable, d'un peu dangereux aussi, à en croire les réactions courroucées qui ne manquaient pas de suivre l'apparition du mot dans une conversation quelconque.
Est-ce que tu veux également savoir ce qu'elle est ? L'Higé est universellle. Elle est omniprésente. Elle est avec nous ici, en ce moment même. Tu la vois chaque fois que tu regardes par la fenêtre ou lorsque tu allumes un feu dans la cheminée. Tu ressens sa présence lorsque tu pars au château, quand tu vas à l'église ou quand tu paies tes impôts. Elle est le monde qu'on superpose à ton regard pour t'empêcher de voir la vérité.
Quelle vérité ?
Le fait que tu es un esclave, Nicolas. Comme tous les autres, tu es né enchainé. Le monde est une prison où il n'y a ni espoir ni saveur ni odeur, une prison pour ton esprit. Et il faut que tu saches que malheureusement, si tu veux découvrir ce qu'est l'Higé, tu devras l'explorer toi-même. C'est là ta dernière chance, après ça tu ne pourras plus faire marche arrière. Choisis la pilule bleue et tout recommence : tu pourras faire de beaux rêves et penser ce que tu veux. Choisis la pilule rouge, tu restes ici et tu ne retrouveras plus jamais tout ce que tu as connu. N'oublie pas : je ne t'offre que la vérité, rien de plus.
Et il lui annonçait tout ça sur un ton plat ! Un esclave enchaîné, un esprit emprisonné... cela n'avait pas de sens et pourtant, ces mots trouvaient un écho en lui. Combien de fois avait-il eu l'impression de n'être plus maître de lui ? En combien d'occasions avait-il agi de façon totalement incohérente avec sa nature profonde ? Bien sûr il avait déjà eu des doutes, des soupçons, mais s'entendre tout confirmer ainsi... cela dit, si le prix de la vérité était la fin de son monde, il n'était pas prêt à le payer. Il secoua lentement la tête, décidé.
Je suis désolé, mais j'aime Adelinda. Cet amour est réel, quoi que vous puissiez dire et quoi que nous puissions être. Je prends la pilule bleue.
Je comprends, et je ne te cache pas que je suis soulagé. Nous allons pouvoir continuer à nous amuser ! Cela dit, Neo aurait été déçu...
Qui ça ?
Rien, oublie.
Et il oublia, effectivement. Ses yeux s'ouvrirent sur le visage aimé... c'était tout ce qui comptait. Il avait mal, mais nettement moins qu'avant, et une vérification rapide lui confirma qu'il n'avait pas rêvé : ses blessures avaient disparu. Il s'évanouit l'esprit tranquille après un sourire à Adelinda.
[Merci à Matrix, évidemment.]
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