Le calme. Hors de Limoges, hors des rondes de surveillance sur els remparts, hors de la ville et de sa vie, hors du Conseil, hors de tout, Sindanarie s'était accordé quelques instants de répit. Elle sentait qu'elle fatigait, que son corps menaçait de plus en plus de la lâcher, comme autrefois. Déjà. C'était presque plus épuisant de faire des choses chez soi, ou du moins dans son Comté, que de parcourir le royaume pour acourir où l'on avait besoin de la Licorne. Vengeance la portait, lentement mais sûrement, pour une fois. Pas de galop, pas de rage ou de crainte. Juste une promenade, pour être seule, pour être tranquille. Les bois étaient une retraite tentante, et la jeune femme se laissa tenter. Ah, le murmure de la forêt, les bruits assourdis, les filets d'air ascendants qui faisaient voler les feuilles, les...
Sblarf. Soulevé par un de ces fameux courants d'air, un feuillet vint se plaquer sur le visage de Sindanarie juste au moment où elle allait céder à la tentation de plonger la main dans sa besace, paisiblement posée devant elle sur la selle, pour en retirer sa fiole de mirabelle. Perdue dans ses pensées et dans son calme (comme quoi cela ne lui réussissait pas du tout), elle ne l'avait pas vu venir... Un grognement lui échappa alors qu'elle récupérait le malotru (oui, le feuillet était brutalement devenu un sinistre malotru ou son équivalent). On n'avait pas idée, abandonner ça dans un bois... Non mais franchement, à quoi pensaient les gens, hein ? Machinalement, quoique pestant toujours intérieurement, la jeune femme jeta un oeil à l'écriture qui le couvrait, et immobilisa brusquement la jument baie. Cette écriture... Mais bien sûr, elle la connaissait ! Celle de l'extravagant Commissaire au commerce. Tiens donc. On sortait donc des informtions du Conseil ? Mauvais signe, ça. Faudrait qu'elle en...
Et ce fut à ce moment qu'un détail pas si anecdotique que ça la frappa. La forme du texte. Le peu de mots de chaque ligne... La ponctuation, les rimes, tout rappelait un poème. Gueldnard, écrire des poèmes ? L'idée semblait curieuse, mais après tout, si les plus calmes pouvaient cacher leurs flammes, pourquoi les plus extravagants ne cacheraient-ils pas des rêveurs ? Soudainement beaucoup plus attentive, la Cavalière s'absorba dans sa lecture, et... Stupeur, tremblements, étonnement, curiosité. Sacré beau texte... Qui l'aurait cru doué (pas de pareils dons, bande de mauvaises langues, le Commisaire au commerce était quelqu'un de très bien !) de la douceur et de la sensibilité qui transparaissaient dans ses lignes, vraiment... Il fallait lui rendre, il ne pouvait que l'avoir perdu.
Aussi, après avoir roulé le feuillet entre la manche de sa chemise et le poignard qui sommeillait le long de son avant-bras gauche, Sindanarie tourna bride et talonna Vengeance, la lançant au petit galop. Bientôt elle pénétrait dans Limoges, sans plus redouter son agitation. Direction le castel. C'était là qu'elle avait le plus de chance de trouver l'écrivain... Encore qu'une taverne était un choix tout à fait possible. C'était décidé. Elle commencerait par le château et finirait par les tavernes. D'abord l'utile, et s'il n'était pas dans son bureau, l'agréable. Manque de chance, l'un puis l'autre échoua. Finalement, après ces recherches infructueuses et en désespoir de cause, la Cavalière infléchit sa route Marguerite. Enfin, vers le campement de l'armée Marguerite où, après avoir mis pied à terre, elle finit par tomber sur l'objet (ou plutôt sur le sujet) de sa recherche, auquel elle lança avec un sourire :
C'est à toi, je pense... C'est ton écriture, en tout cas.
Sans autre forme de procès, le feuillet jaillit de la manche de Sindanarie, et elle le tendit au conseiller tandis qu'elle continuait :
Tu ne devrais pas le laisser aller à tous les vents comme ça. C'est un beau texte.
Ca, c'était dit. Elle n'était pas du genre à s'étendre sur les compliments, à croire que certain Tyran officiant en une forteresse normande et sur pratiquement tous les terrains d'action de la Licorne commençait à déteindre sur elle.
Tiens. Puisque tu as pris le risque de laisser tes mots tomber dans n'importe quelles mains, en l'occurrence les miennes, je te donne une arme équivalente. Jusque là, seules trois personnes l'ont lu, et deux ne savaient pas qui l'avait... Commis, comme elles ont dit.
Sur ces mots, la Carsenac tira un autre parchemin, plié lui ausi, de la besace qui ne la quittait pour ainsi dire jamais. Les vieilles habitudes ont la peau dure... Ce parchemin-là ne la quittait plus guère. C'était son exorcisme, en un sens. La manière d'extirper le chagrin de son coeur, la saignée qui n'avait d'autre objectif que de faire guérir. Elle en avait semé d'autres derrière elle, au gré des allées et venues entre Guéret et Tulle qui lui semblaient désormais si lointaines. Celui-là était le dernier.
Citation:
Chanson du Lieutenant disparu
Partie en sombre quête de mort,
Sur les chemins cherchant la nuit ultime,
J'aperçus votre claire âme sans corps
Echappée enfin du fatal abîme.
Pas encore, Amour !
Dans le noir je scrutais vos traits adorés,
Folle de joie une seconde infime,
Et vous de répéter, sans vous lasser,
Au creux de l'oreille, murmure intime :
Pas encore, Amour !
Je vous dis : « Pour vous, je vais à trépas »,
Votre regard se voila ; votre voix
Résonna comme jadis, dans vos bras,
Loin des cris, des larmes et du froid :
Pas encore, Amour !
Vivez comme autrefois ; aimez encore !
Hors du néant, vous contempler me porte,
Vos pensées m'apportent du réconfort,
Mais je vous aime vivante, non morte :
Pas encore, Amour !
Et votre ombre disparut dans la nuit,
Me laissant seule, sur un doux murmure,
Sous ce ciel vide, sans rien qui luît
Depuis lors en moi vos mots perdurent :
Pas encore, Amour !
Un instant, Sindanarie fut tentée de reprendre le parchemin avant que son vis-à-vis n'ait le temps de le lire. C'était peut-être trop personnel... Mais c'était trop tard, en un sens. Si elle avait voulu éviter qu'on le lise de nouveau, il aurait fallu ne jamais ressortir ce parchemin. L'enterrer, le brûler, l'avaler, peu importait la méthode : il aurait fallu qu'elle s'en débarasse... Mais ce qui était fait était fait. Point. Finalement, un sourire releva légèrement les commisures des lèvres de la jeune femme quand elle conclut :
Montre-le ou parles-en à quiconque et je nie. Tu es prévenu !_________________