[Orléans, Décembre 1458]
« Plus tard, je serai chevalier »
Bam, une baffe plus loin, lenfant finit éjectée de son tabouret branlant, les quatre fers en lair. Habituée aux torgnoles de la Nourrice, elle se relève rapidement, une main sur sa joue rouge. Elle sait que la Nourrice nest pas méchante, mais elle ne comprend pas pourquoi elle leur interdit de rêver. Est-ce leur faute si leurs parents les ont abandonnés chez elle, contre une bonne bourse ? La rouquine se rassoit rapidement, sans oser regarder les autres enfants assis à la table, muets. Ce sont ses camarades dinfortune, sa famille. Pourtant ses yeux se tournent vers la fenêtre pleins despoir, lespoir davenir, mais aussi de retrouver son passé.
Car la Nourrice na pas dit à tout le monde de qui ils étaient les enfants. Et à Leha, elle na jamais rien dit, même pas en quelles circonstances on lavait déposée là. La petite est tirée de ses pensées par la toux de la vieille, qui sintensifie de jour en jour. A croire que largent remit avec les enfants ne suffit pas à assurer à toute la maisonnée la bonne santé.
Elle replonge sa cuiller dans sa soupe et mange lentement, savourant le breuvage. Qui sait ce quil lui arrivera le lendemain, alors autant manger. La Nourrice, qui ne semble plus reprocher à lenfant ses envies davenir glorieux, ébouriffe avec tendresse la chevelure de la rouquine qui reflète les flammes du petit feu, seule source de lumière de la pièce.
[Le lendemain]
« Leha, Nourrice veut te voir. »
Elle inspire profondément, lâche les habits quelle était en train de rincer dans le lavoir et se dirige vers la maison. Ses sabots, en très mauvais état, font de légers « ploc ploc » sur le sol, seul bruit à lintérieur. Elle se dirige vers la pièce principale, celle où la Nourrice enseigne aux plus jeunes la bonne foi. Car elle est douce, et leur apprend les règles de la société. Comment parler aux nobles, comment reconnaître les nobles, laristotélicisme
Mais lenfant est devenue trop vieille pour ça, et elle est assez grande pour travailler, elle doit rembourser sa dette. Du haut de ses douze ans, elle admire quelques instants les plus jeunes, qui ont le droit ce jour là à la vie de Christos. Dun rapide mouvement, elle essuie ses mains mouillées sur sa robe de laine grossière, pour les réchauffer.
« Vous mavez fait demander ? »
La Nourrice fait signe aux autres enfants de partir, puis se relève de son siège. Leha peut voir quelle est triste, même si elle le cache. A force, elle a apprit à la connaître.
« Tu es là depuis longtemps. Très longtemps, et tu as déjà remboursé ce que tu mas coûté. Malheureusement, je ne peux pas te garder ici. Tu comprends pourquoi. Alors vas chercher tes affaires. »
Elle attendait ce jour, le jour où elle serait libre, depuis tant de temps ! Mais elle pensait quelle sourirait, ce qui nest pas le cas. Le regard vide, elle se dirige vers la petite salle qui sert de dortoirs. A côté de sa paillasse, ses quelques habits, offerts par la Nourrice. Elle les ramasse, fourre le tout dans un petit baluchon qui lui sert doreiller, et retourne voir sa protectrice à petits pas.
« Je ne tai jamais dit, contrairement aux autres, qui tu es. Doù tu viens, qui sont tes parents.
Assieds toi. »
Ses yeux noirs ébène grands ouverts, elle obéit, tremblante de joie mais aussi de peur. Et si ses rêves allaient devenir réalité ? Si ça se trouve, elle pourrait enfin étudier, devenir chevalier, porter des robes confectionnées dans de grands ateliers !
« Ton père était un militaire normand, de passage. Ta mère, une femme dune famille noble. Ils se sont rencontrés, et au cours dune très courte romance, interrompue par le départ de ton géniteur, ta mère est .. Officiellement, elle est tombée malade, et sest enfermée pour que personne ne se rende compte de son état. Quand tu es née, du fait de ta bâtardise, elle est venue te cacher ici, contre une bonne somme. Je tai élevée, et ne lai revue quune fois.
Entre temps, elle est morte. Mais sa famille vit pas loin dici. Quant au père, il ne sait même pas que tu existes, et a dû oublier ta mère depuis longtemps. »
Peut être que la Nourrice a dit plus. Mais l'enfant ne retient que quelques brides de la conversation, elle synthétise. Son cerveau en ébullition, elle cherche à comprendre, à tisser les liens. Mais elle va trop vite, tout est si dur à assimiler. La vieille se lève, habituée à ce genre de scène. Régulièrement, elle se sépare des enfants quelle a éduqué. Généralement, cest quand ils deviennent majeurs.
La rousse a baissé les yeux, elle fixe la table, comme pour y trouver du réconfort. Elle se retient de pleurer, comme toujours. La Nourrice pose sur la table une dague, une dague magnifique. Bien que dépourvue de joailleries imposantes, elle a beaucoup de valeur. Dun regard, lenfant demande si elle peut toucher lobjet. La vieille acquiesce, elle fait tourner larme dans ses petites mains douces, qui nont étrangement pas subit les dommages des travaux manuels. Leha plisse les yeux quelques instants, pour distinguer dans la pénombre de lhiver les détails gravés sur la garde, un blason. Les yeux écarquillés, elle se lève dun bond.
« Aller file, avant que je récupère cet objet pour le vendre, ça maurait fait de quoi tenir au moins une année. »
[Alençon, quelques jours après]
Lenfant a réussit à obtenir un laissez-passer. Chose inouïe quand on sait quelle ne sait pas écrire. Elle a trouvé une bonne âme, pour lui écrire les quelques lignes.
Cest la Nourrice, qui lui a indiqué la route. Et pendant tout le chemin, un seul nom résonne dans sa tête : Von Strass. Cest le nom de la famille de sa mère, daprès la Nourrice. Alors elle cherche les Von Strass.
Ses petites jambes ne lavaient jamais portée aussi loin, cest la première fois quelle quitte ne serait-ce que la capitale Orléanaise. Mais lAlençon est grand, alors à chaque passant elle demande si ils connaissent la famille. Certains lui indiquent le chemin, et au bout dune semaine de recherches, elle arrive à Argentan.
Assise à une petite fontaine, pour reposer ses pieds de la route, elle repense à tout ce que lui a raconté la vieille, le regard plongé dans les étoiles. Un coup de massue serait mieux passé à vrai dire. Rapidement, la petite fille établit son programme : retrouver la famille de sa mère, puis son père grâce à la dague qu'il a laissé. Facile, quoi.