--Yamato_danno
Ce fut l'homme qui vint le premier à sa rencontre. Il se présenta, très poliment, et Danno respecta la coutume en acceptant ses salutations:
Konbawa. Je suis Yamato Danno. Soyez le bienvenu en ma demeure pour le temps qu'il vous faudra.
Il parla sans affectation dans sa voix. Après tout il voyait bien que cet homme n'était pas issu de la même classe que lui, mais il se devait de l'accueillir du mieux possible.
Il orienta son regard vers sa fille, l'observant d'un air sévère. Il avait peine à la reconnaître sans ses cheveux et la lueur malicieuse qui ne la quittait pas naguère.
Et toi ma fille, tu ne salue pas ton vieux père?
Nohime.
Nohime sentit un frisson lui parcourir le dos lorsque son père entra dans la pièce.
Elle avait une profonde affection pour lui mais quelque chose l'avait toujours poussée à le craindre. Pourtant il n'avait jamais levé la main sur elle ou sur sa mère, mais lorsque plus jeune elle testait les limites, un simple regard de lui suffisait à la faire revenir dans le droit chemin. Cela ne l'avait pas empêchée sous une apparente soumission de faire les choses qu'elle voulait. Elle avait appris à ne pas l'affronter directement, ni à répondre à ses attaques et jusque là elle s'en était toujours sortie.
Elle se leva et alla saluer son père avec respect.
Konbawa oto-san, je suis heureuse de vous voir en pleine santé et vous remercie de m'accueillir, ainsi que Kisada-pôn en votre demeure.
Puis elle lui tendit un miyage qu'elle avait soigneusement emballé.
--Yamato_satomi
Satomi avait préparé le plateau de thé lorsqu'elle entendit la voix de son mari dans le salon. Elle se figea et sentit son coeur battre plus fort soudain. Elle s'adossa au mur et ferma les yeux. Des images lui revenaient en tête...
Seize ans plus tôt, sa fille aînée, Myeko était venue elle aussi accompagnée d'un homme, un gaijin, demander l'accord de son père pour se marier. Satomi se souvenait chaque détail de la scène. Le bol de thé resté intouché par Danno lorsque Myeko, en signe de respect lui l'avait servi et offert. Le regard du gaijin, ne comprenant qu'avec peine le dialecte d'Uchi mais saisissant sans difficulté le refus catégorique du père face à leur union. Les larmes de Myeko mouillant la manche du kimono de Satomi tandis que mère et fille s'embrassaient pour la dernière fois. Les cris de la petite Chiku appelant sa soeur aînée "one-san! one-san!" lorsqu'elle avait compris que celle-ci ne viendrait pas lui raconter d'histoire de samourai ce soir-là...
Satomi rouvrit les yeux et inspira profondément avant de faire son entrée dans le salon avec un sourire de circonstance figé sur le visage.
Okaerinasai! Bienvenue à la maison! Le thé est prêt à être servi.
Et ce disant, elle déposa le plateau avec la théière et les bols à côté de sa fille et alla s'asseoir auprès de son époux, face aux deux invités.
Kisada
La discussion n'avait pas tardé à en venir au moment critique après que Danno s'y soit joint. La question redoutée venait d'être posé à Kisada, et il allait devoir y répondre par une autre question qui, il l'espérait, ne paraîtrait pas redoutable aux oreilles du père de Chiku.
Kisada fixa avec insistance le cou de Danno, comme la tradition le veut quand on s'adresse à quelqu'un, regarder celui-ci dans les yeux dans cette situation relevant d'un irrespect inqualifiable. Cette tradition arrangeait bien le gon-negi en l'occurrence, car il n'osait même pas imaginer ce qui aurait pu se lire dans le regard de Danno au moment il fit sa demande.
Danno-sama, j'ai suivi votre fille jusqu'en Oda porté par des sentiments sincères et purs dont elle fait l'objet, bien qu'on fasse peu le cas de ceux-ci dans les situations où ils comptent vraiment. C'est toujours porté par ces sentiments, que je viens aujourd'hui vous demander la main de votre fille.
Il s'arrêta pour prendre une grande inspiration. Maintenant que la demande avait été faite, il fallait désormais la soutenir.
J'ai bien conscience que dans notre pays, dont les traditions font la force, l'éventualité d'un mariage d'amour pèse peu face aux nombreux intérêts que présente un mariage arrangé, avec un bon parti, issu de la même caste. Seulement, les traditions doivent pouvoir laisser un peu de place au rêve, quand bien même ne serait-ce que le rêve d'une jeune nomin et d'un jeune hinin.
Il savait que la différence de caste posait problème à Danno, non-seulement au premier regard que celui-ci lui adressa, mais bien avant, alors qu'il venait d'entrer dans la maison et qu'il put y constater l'importance des traditions.
J'ai conscience que mon rang de hinin me fait défaut dans cette demande, vous avez su me le suggérer avec tact en n'en disant rien, là où un autre m'aurait purement et simplement jeter dehors, comme si je n'avais été qu'un déchet. Les hinins n'ont pas bonne réputation, ce sont des criminels pour les uns, des mendiants pour les autres. Mais si je ne devais vous dire qu'une vérité au cours de cette conversation, Danno-sama, ce serait celle-ci: De toute ma vie, je n'ai jamais brigander, ni même tendu la main ne serait-ce qu'une seule fois pour gagner mon udon. Cela m'a valu des périodes difficiles, mais aujourd'hui je mange à ma faim tous les jours, j'habite une maison modeste mais douillette, je me suis découvert des talents pour la forge, et j'assiste la kannushi de mon village dans les cérémonies importantes, que je mènerai peut-être moi-même quand j'aurais fait mes preuves.
Il prit une seconde inspiration avant de conclure.
Personne ne voudrait être hinin, cependant, il s'agit peut-être de la caste la plus chanceuse de notre hiérarchie, car il s'agit de la seule dont les membres peuvent espérer en sortir et accéder à un rang plus respectable. Si cet espoir est infime et n'existe pas aux yeux de quelques fatalistes, moi, j'ai voulu toucher du doigt cet espoir. Y suis-je arrivé? Aux yeux des habitants d'Iwakuni, oui. Voila pourquoi je me permets aujourd'hui de demander la main de votre fille, qui a sans doute la plus belle âme qui m'ait été donnée de voir, et dont la douceur apaise les douleurs que les kamis ont semé sur mon chemin de vie.
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Kisada, philosophe à la kiseru, époux de Nohime.
Avatar dessiné par Jushichi
--Yamato_danno
Danno écouta le jeune gon-negi lui faire sa demande sans l'interrompre, tout en maintenant une attitude la plus neutre possible.
Danno se rengorgea légèrement et prit la parole lorsque Kisada eut terminé.
Kisada-san, je vous remercie pour cette demande qui - à défaut de combler les espoirs, légitimes, que j'ai formé pour ma fille - démontre que vous avez soigneusement préparé vos arguments et que cette décision d'épouser ma fille est murement réfléchie.
Quant à ces sentiments dont vous me parlez, je dois admettre qu'ils n'influenceront en rien ma décision, ayant moi-même fait un mariage de raison qui m'a apporté toute la satisfaction nécessaire. Je considère qu'un époux a des devoirs envers sa femme mais que les sentiments amoureux n'en font pas partie.
Je suis cependant beaucoup plus sensible aux arguments que vous avancez lorsque vous me dites être un homme dont l'honneur et la conscience sont entiers et que vous êtes capable d'offrir à ma fille un foyer grâce à votre travail de forgeron. Sans parler de la perspective que vous deveniez kannushi, fonction que je respecte infiniment étant moi-même un pratiquant fervent.
Danno fit une légère pause puis reprit:
Avant de conclure, je voudrais encore vous dire que malgré l'éducation traditionnelle que j'ai donnée à Chiku-san, cela fait un certain temps maintenant que j'ai compris qu'elle suivrait la voie qu'elle choisirait. Toutefois elle a toujours été suffisamment intelligente pour ne pas s'opposer directement à mes décisions.
C'est pourquoi je souhaite lui rendre la pareille aujourd'hui en respectant le choix qui sera le sien.
Danno se tourna vers Nohime et lui demanda:
Chiku-san, je te le demande maintenant: pour quelles raisons souhaites-tu épouser cet homme?
Nohime.
Nohime saisit avec précaution le plateau que Satomi avait posé près d'elle et se mit à servir le thé tandis que Kisada parlait.
Elle ne put empêcher ses joues de rosir lorsqu'elle l'entendit parler des sentiments qu'il avait pour elle et des difficultés qu'il avait traversées pour devenir un homme respecté et apprécié à Iwakuni. Nohime savait qu'aucun homme ne pourrait la rendre heureuse comme Kisada et elle sentit son coeur se serrer lorsque Danno commença à parler. Et puis contre toute attente, le discours de son père sembla s'orienter soudain dans une direction plus favorable.
Lorsqu'il s'adressa à elle, Nohime termina d'approcher une tasse devant chacun des convives, le temps de regrouper en elle ce qu'elle allait dire. Puis lorsque ce fut fait, elle leva la tête et parla d'une voix calme et sûre.
Oto-san, vous n'ignorez pas que j'ai depuis quelques temps choisi de suivre la voie de Bouddha, m'éloignant en cela sans doute encore un peu des projets que vous aviez pour moi.
Pour les bouddhistes, toute forme d'attachement sentimental aux êtres ou aux choses est considéré comme une entrave à la libération de l'esprit. Toutefois depuis que Kisada-pôn a croisé mon chemin, je crois que je comprends enfin ce qu'est la vraie compassion. Grâce à la confiance et l'amour qu'il a placés en moi, j'ai envie d'être une meilleure personne et je me sens suffisamment forte et riche intérieurement pour aider les autres en leur donnant un peu de cette force, de cet amour qu'il a su susciter en moi.
Maintenant, même si aux yeux des bouddhistes le mariage n'est qu'une confirmation de notre union, je serai heureuse de prendre cet engagement envers lui et de pouvoir le faire entourés par la bénédiction de nos amis et nos proches.
Nohime baissa à nouveau le regard attendant de savoir la décision finale de son père.
--Yamato_danno
Danno vit le visage de Nohime s'illuminer lorsqu'elle parla de son compagnon. Il vit la flamme dans son regard, reconnaissable entre toutes...
Bien, si c'est ce que tu désires, Chiku-san... dans ce cas...
Il saisit d'un geste le bol de thé légèrement refroidi qui se trouvait devant lui et le but entièrement. Puis il récita la phrase traditionnelle.
Moi, Yamato Danno, parlant au nom de la famille Yamato, je donne mon consentement pour que Yamato Chiku, dite Nohime, soit mariée à Ookami Kisada.
Puis il prononça quelques mots de bénédiction à l'intention des deux désormais fiancés.
Kami de notre Maison, je te demande de bénir ce mariage à venir.
--Yamato_satomi
Satomi sentit les larmes monter à ses yeux et, lorsque Danno eût donné son consentement à l'union de Kisada et Nohime, elle ne put réprimer son émotion et se mit à pleurer de joie.
Elle saisit la coupe de thé qui se trouvait devant elle et la but d'un trait elle aussi.
Quelle magnifique nouvelle! Nous allons marier notre fille! Oh Chiku-chan, tu fais honneur à tes ancêtres en choisissant de fonder une famille. Il faut... il faut que je te donne quelque chose...
Aussitôt elle se leva et disparut de la pièce, laissant les autres un peu surpris et amusés. Quelques secondes plus tard elle réapparut avec dans les bras un furisode (kimono à longues manches) tissé avec du fil argenté et des motifs de fleurs finement brodé.
Nohime-san... dit-elle en utilisant son nom d'adulte pour la première fois, j'aimerais beaucoup que tu portes ceci lors de ton mariage. Je l'ai porté le jour où ton père et moi avons été unis devant les kami dans le sanctuaire de Miyoshi, en Uchi.
Elle attendit que Nohime le prenne puis ne put réprimer davantage ses émotions et serra sa fille dans ses bras, laissant couler ses larmes.