Iban
"Ainsi parle lÉternel : A ceci tu connaîtras que je suis lÉternel.
Je vais frapper les eaux du fleuve avec le bâton qui est dans ma main ;
et elles seront changées en sang." Ex, 7, 17
[Tarbes]
« Je viens récupérer la commande de la Comtesse ainsi que la concoction que je vous avais indiqué, Maitre. »
Antoine Sonneur renifla en un signe de tête qui fit office dacquiescement. Il sattendait à revoir le Basque. Placidement, il contourna dun pas lourd le comptoir de bois et disparut avec lenteur entre deux étagères massives. Des flacons, parfois rendus opaques par une épaisse couche de poussière, remplis de liquides brunâtres, reflétaient la faible lueur des bougies, projetant sur les murs délabrés dinquiétantes tâches colorées. Dans certains de ces ballons de verre, nageaient des tissus et des chairs dont la viscosité et la couleur incertaine faisaient hésiter le spectateur quand à savoir si ces choses étaient mortes ou vivantes. Sonneur réapparut bientôt les mains chargées de boîtes odorantes. Comme à laccoutumée, il remplit de façon machinale les petits sacs de toile destinés à transporter à bon port les plantes dangereusement miraculeuses.
« Votre borgne nest pas là pour vous débarrasser des importuns ce soir ? » reprit le Basque, ayant pu constater à lentrée de léchoppe labsence de lil jaune et inquisiteur qui attendait dordinaire en bon chien de garde le sésame des clients qui passaient après minuit.
« Point. Voila ben trois jours quon na pas revu sa sale trogne. Il sest sans doute tiré bien loin, à moins quon ne lait abattu. Je crois bien quil avait quelques dettes qui trainaient depuis longtemps. »
« Fâcheuse perte pour votre échoppe. Vous devriez le remplacer promptement : un malheur est si vite arrivé » dit le Basque en haussant le sourcil avec une feinte compassion.
Sonneur resta silencieux. Une fois ses paquets remplis et fermés, il les poussa sur le comptoir vers le Basque.
« Voila pour la Comtesse, conclut lapothicaire, mon père vous attend dans latelier. » L'apothicaire neut pas à indiquer au mercenaire cette petite porte au fond de la boutique quIban connaissait si bien.
Au fond de larrière-boutique, les mains fébriles, le père de Sonneur malmenait la dépouille éventrée dun oiseau à laide de deux petites pinces dont on pouvait deviner à leur lames toutes rongées par la rouille quelles lui servaient depuis fort longtemps pour mettre au point ses préparations.
« Maître Sonneur, quelle joie de vous retrouver en aussi bonne santé que lors de mon dernier passage ! » le salua Iban avec un soupçon dironie, fixant de son il perçant la tête tremblante sous le poids des années de cette carcasse ambulante que devenait le père Sonneur. Le vieil empoisonneur laissa là ses savantes manipulations et releva la tête. Avant même de le laisser radoter, le mercenaire poursuivit : « Avez-vous la préparation dont je vous ai fait la demande avec insistance il y a déjà des mois de cela ? »
« Elle est fin prête, Messer Etxegorry. Préparée avec le plus grand soin comme toujours, et je dois ladmettre en toute modestie, cest là lune des plus belle concoctions que jai effectuée depuis des années » répondit poliment le vieillard en tendant au Basque un superbe flacon.
Le Basque huma longuent dont le parfum suave et exquis fit frémir sa narine, puis referma le flacon aussitôt.
« Quant à cet autre poison que je vous réclamais tantôt, et dont les essais infructueux ont tué plus de chats dans ce quartier que la peste dhommes en lhiver 1352 ? » reprit-il brutalement.
« Le voila fin prêt lui aussi ! » se félicita le vieil homme en tendant au mercenaire un second flacon bien plus discret que le premier.
«L'avez vous essayé ?"
"Non, messer, mais je puis vous assurer que..."
"Dans ce cas..."
Le vieillard neut pas le temps de comprendre les insinuations dangereuses de son client, encore moins de répondre quoique ce soit. Le Basque avait déjà saisit brutalement dune main sa faible et douloureuse mâchoire pour verser de lautre sa seconde potion entre les lèvres flétries de Sonneur père. Ne sachant ce qui lui arrivait, ce dernier déglutit péniblement, manquant de sétouffer, tentant en vain de se débattre.
Etxegorry le lâcha enfin, recula de quelques pas, et attendit avec intérêt et amusement la morbide expérience qui ne manquerait pas de suivre. Le vieux était courbé en deux, les mains autour de la gorge, toussant et crachant de toute la force de son corps débile pour tenter de rendre la boisson fatale quon venait de lui administrer sans pitié. Son teint devenait peu à peu dune pâleur lunaire tandis que de grosses gouttes de sueur perlaient son front ridé. Il tituba jusquà la porte et parvint à louvrir avec grande difficulté. Enfin, devant les yeux médusés de son fils qui se trouvait derrière, il rejeta sur le sol déjà crasseux de léchoppe un infâme mélange de vomi et de sang avant de seffondrer inerte. « Toujours trop rapide » se dit le Basque en sapprochant lentement de la dépouille mortelle du vieillard. Sonneur fils était tombé sur ses genoux, frappé dhorreur et de tristesse. Il demeurait muet. Ses yeux écarquillés de stupeur ne parvenaient à quitter le funèbre tableau.
« Il semblerait que votre pauvre père ait malheureusement confondu sa chope et son récipient expérimental » dit Iban goguenard à lapothicaire qui savérait pour le moment bien incapable de rien répondre. « Je sais ce que vous devez ressentir à la vue du départ de cet être qui vous était si cher, de ce père aimant » poursuivit-il en adoptant le ton affligé de quelque prédicateur un jour dobsèques. « Bien quen vérité, il me faut bien vous lavouer, jai oublié le mien avant davoir eu le temps de le voir mourir. Mais, nul doute que jen eusse été fort affecté. »
Le mercenaire ôta solennellement son gant noir et posa sa main griffue sur lépaule de Sonneur.
« Contre ce genre de douleur, croyez en mon humble savoir médical, Messire lapothicaire, il nexiste quun unique remède. »
Alors, sans rencontrer plus de résistance de la part du fils que du père, il passa ses griffes sous la gorge de Sonneur et légorgea.
Une fois débarrassé du père et du fils, retrouvant ses esprits, altérés par lexcitation que lui prodiguait la vue et lodeur du sang, il chercha le livre dans lequel Antoine avait lhabitude de noter scrupuleusement ses commandes. Lorsquenfin il leut trouvé, il déchira soigneusement la page qui le concernait, le referma, et se dirigea vers la sortie.
Ceut été le dernier acte de cette sanglante soirée si un bruit suspect provenant dune étagère navait attiré son attention.
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Je vais frapper les eaux du fleuve avec le bâton qui est dans ma main ;
et elles seront changées en sang." Ex, 7, 17
[Tarbes]
« Je viens récupérer la commande de la Comtesse ainsi que la concoction que je vous avais indiqué, Maitre. »
Antoine Sonneur renifla en un signe de tête qui fit office dacquiescement. Il sattendait à revoir le Basque. Placidement, il contourna dun pas lourd le comptoir de bois et disparut avec lenteur entre deux étagères massives. Des flacons, parfois rendus opaques par une épaisse couche de poussière, remplis de liquides brunâtres, reflétaient la faible lueur des bougies, projetant sur les murs délabrés dinquiétantes tâches colorées. Dans certains de ces ballons de verre, nageaient des tissus et des chairs dont la viscosité et la couleur incertaine faisaient hésiter le spectateur quand à savoir si ces choses étaient mortes ou vivantes. Sonneur réapparut bientôt les mains chargées de boîtes odorantes. Comme à laccoutumée, il remplit de façon machinale les petits sacs de toile destinés à transporter à bon port les plantes dangereusement miraculeuses.
« Votre borgne nest pas là pour vous débarrasser des importuns ce soir ? » reprit le Basque, ayant pu constater à lentrée de léchoppe labsence de lil jaune et inquisiteur qui attendait dordinaire en bon chien de garde le sésame des clients qui passaient après minuit.
« Point. Voila ben trois jours quon na pas revu sa sale trogne. Il sest sans doute tiré bien loin, à moins quon ne lait abattu. Je crois bien quil avait quelques dettes qui trainaient depuis longtemps. »
« Fâcheuse perte pour votre échoppe. Vous devriez le remplacer promptement : un malheur est si vite arrivé » dit le Basque en haussant le sourcil avec une feinte compassion.
Sonneur resta silencieux. Une fois ses paquets remplis et fermés, il les poussa sur le comptoir vers le Basque.
« Voila pour la Comtesse, conclut lapothicaire, mon père vous attend dans latelier. » L'apothicaire neut pas à indiquer au mercenaire cette petite porte au fond de la boutique quIban connaissait si bien.
Au fond de larrière-boutique, les mains fébriles, le père de Sonneur malmenait la dépouille éventrée dun oiseau à laide de deux petites pinces dont on pouvait deviner à leur lames toutes rongées par la rouille quelles lui servaient depuis fort longtemps pour mettre au point ses préparations.
« Maître Sonneur, quelle joie de vous retrouver en aussi bonne santé que lors de mon dernier passage ! » le salua Iban avec un soupçon dironie, fixant de son il perçant la tête tremblante sous le poids des années de cette carcasse ambulante que devenait le père Sonneur. Le vieil empoisonneur laissa là ses savantes manipulations et releva la tête. Avant même de le laisser radoter, le mercenaire poursuivit : « Avez-vous la préparation dont je vous ai fait la demande avec insistance il y a déjà des mois de cela ? »
« Elle est fin prête, Messer Etxegorry. Préparée avec le plus grand soin comme toujours, et je dois ladmettre en toute modestie, cest là lune des plus belle concoctions que jai effectuée depuis des années » répondit poliment le vieillard en tendant au Basque un superbe flacon.
Le Basque huma longuent dont le parfum suave et exquis fit frémir sa narine, puis referma le flacon aussitôt.
« Quant à cet autre poison que je vous réclamais tantôt, et dont les essais infructueux ont tué plus de chats dans ce quartier que la peste dhommes en lhiver 1352 ? » reprit-il brutalement.
« Le voila fin prêt lui aussi ! » se félicita le vieil homme en tendant au mercenaire un second flacon bien plus discret que le premier.
«L'avez vous essayé ?"
"Non, messer, mais je puis vous assurer que..."
"Dans ce cas..."
Le vieillard neut pas le temps de comprendre les insinuations dangereuses de son client, encore moins de répondre quoique ce soit. Le Basque avait déjà saisit brutalement dune main sa faible et douloureuse mâchoire pour verser de lautre sa seconde potion entre les lèvres flétries de Sonneur père. Ne sachant ce qui lui arrivait, ce dernier déglutit péniblement, manquant de sétouffer, tentant en vain de se débattre.
Etxegorry le lâcha enfin, recula de quelques pas, et attendit avec intérêt et amusement la morbide expérience qui ne manquerait pas de suivre. Le vieux était courbé en deux, les mains autour de la gorge, toussant et crachant de toute la force de son corps débile pour tenter de rendre la boisson fatale quon venait de lui administrer sans pitié. Son teint devenait peu à peu dune pâleur lunaire tandis que de grosses gouttes de sueur perlaient son front ridé. Il tituba jusquà la porte et parvint à louvrir avec grande difficulté. Enfin, devant les yeux médusés de son fils qui se trouvait derrière, il rejeta sur le sol déjà crasseux de léchoppe un infâme mélange de vomi et de sang avant de seffondrer inerte. « Toujours trop rapide » se dit le Basque en sapprochant lentement de la dépouille mortelle du vieillard. Sonneur fils était tombé sur ses genoux, frappé dhorreur et de tristesse. Il demeurait muet. Ses yeux écarquillés de stupeur ne parvenaient à quitter le funèbre tableau.
« Il semblerait que votre pauvre père ait malheureusement confondu sa chope et son récipient expérimental » dit Iban goguenard à lapothicaire qui savérait pour le moment bien incapable de rien répondre. « Je sais ce que vous devez ressentir à la vue du départ de cet être qui vous était si cher, de ce père aimant » poursuivit-il en adoptant le ton affligé de quelque prédicateur un jour dobsèques. « Bien quen vérité, il me faut bien vous lavouer, jai oublié le mien avant davoir eu le temps de le voir mourir. Mais, nul doute que jen eusse été fort affecté. »
Le mercenaire ôta solennellement son gant noir et posa sa main griffue sur lépaule de Sonneur.
« Contre ce genre de douleur, croyez en mon humble savoir médical, Messire lapothicaire, il nexiste quun unique remède. »
Alors, sans rencontrer plus de résistance de la part du fils que du père, il passa ses griffes sous la gorge de Sonneur et légorgea.
Une fois débarrassé du père et du fils, retrouvant ses esprits, altérés par lexcitation que lui prodiguait la vue et lodeur du sang, il chercha le livre dans lequel Antoine avait lhabitude de noter scrupuleusement ses commandes. Lorsquenfin il leut trouvé, il déchira soigneusement la page qui le concernait, le referma, et se dirigea vers la sortie.
Ceut été le dernier acte de cette sanglante soirée si un bruit suspect provenant dune étagère navait attiré son attention.
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