[Athéus, deuxième génération]
C'était selon les principes édictés dans la légende des Berserks qu'un prêtre avait rapportée du grand Nord peu auparavant que les premiers enfants enlevés au tout début des années quatorze cents avaient été formés par une sélection des soldats les plus aguerris et les plus durs du Royaume. Ainsi, le prieuré était devenu le nid de l'arme secrète des aristotéliciens.
Sans avoir le droit d'éventer ce qui s'y tramait, les soldats, après leur service, discutaient entre eux, fiers qu'ils étaient des progrès de leur troupe : Ceux des enfants recrutés qui survivaient devenaient de véritables bêtes de combat, que seuls l'instinct de survie et l'esprit de la meute guidaient.
Les mois et les années passant, il arrivait de plus en plus fréquemment que l'un ou l'autre soldat soit tué ou disparaisse, sans que l'on sache ni comment ni pourquoi... Les enfants avaient grandi, s'étaient endurcis, et des chefs émergeaient parmi eux. Ainsi il n'y eut presque plus de soldats et c'est la première génération des guerriers de la meute qui prit en charge l'initiation de la suivante.
Athéus était de celle-là. Ses plus lointains souvenirs remontaient au prieuré. Il avait dû y entrer très jeune, probablement vers l'an mil quatre cent quinze. Il ne connaissait pas son âge, pas ses parents. Peu lui importait. Sa vie, c'était la meute.
Les membres de la deuxième génération et des suivantes semblaient n'avoir aucune trace d'humanité en eux, au point que les prêtres et nobles qui avaient pourtant conçu et fondé cette armée surpuissante étaient parfois bien en peine lorsqu'il s'agissait de leur intimer les missions à accomplir. Heureusement, chacun des guerriers ne vivait que pour l'emporter ; à l'entraînement, au combat, contre tout danger, contre l'ennemi quel qu'il soit. Ils ne refusaient ainsi jamais d'aller se battre. La seule peur qu'ils connaissaient était celle qu'ils percevaient dans le regard et l'odeur de leurs opposants.
Athéus, ayant appris lors de son initiation à subir sans broncher la rigueur des entrainements et même à ignorer la douleur provoquée par ses différentes blessures, avait fini par devenir l'un des dominants, menant les expéditions de la meute à de nombreux succès douloureux pour l'ennemi. Ceux qui au prieuré l'avaient ouvertement défié ou avaient tenté de se défaire de lui sournoisement dans ces années-là n'étaient plus... Grâce aux techniques apprises, au fil des années et des combats, il avait même abandonné le privilège de l'épée et n'utilisait qu'un bâton, achevant ses victimes à mains nues ou leur déchirant la face de ses mâchoires puissantes.
Les années passant, sentant que ses forces s'usaient peu à peu et tandis que la génération montante devenait une menace, il n'avait pu que constater l'émergence de nouveaux chefs de combats, plus puissants, plus résistants, plus féroces qu'il ne l'avait même jamais été. Toutefois, il ne fût pas éliminé ou sacrifié sur l'autel de leurs ambitions, et se consacra davantage à l'initiation des nouveaux guerriers.
Il était un ancien, avait gagné le respect des plus jeunes, de ses pairs, mais aussi des nobles et des prêtres qui voyaient en lui un guerrier divin influent et, surtout, presque fréquentable !
Ainsi, bien que n'ayant pour ainsi dire jamais vécu ailleurs que dans cette marmite de sauvagerie au prieuré, il put acquérir quelques rudiments d'éducation au contact des "habits clairs" comme il les nommait. Sire Marthun Vaast était de ceux-là.
Lors de cette
terrible nuit de l'an quatorze cent cinquante, la rage - dont Athéus avait compris plus tard qu'elle avait été insidieusement organisée - éclata entre les membres de la meute, de terribles combats, à mort, s'en suivirent. La meute semblait s'être déchirée en deux clans. Il n'avait fallu se fier qu'à son odorat pour reconnaître le sien, pour survivre. Point de peur, point de haine, point de pitié, point de plaisir. Juste survivre, en tuant, simplement.
On raconte que des villageois à plusieurs lieues de là avaient pu entendre les lourdes épées s'entrechoquer violemment, les bâtons se frapper et se briser contre les corps, les lourdes pierres tomber et fracasser les crânes, et surtout, les hurlements sauvages de ces bêtes déchaînées par le parfum du sang. Ils n'avaient eu confirmation de tout cela que quelques jours plus tard seulement, après que certains d'entre eux, malgré l'odeur pestilentielle de mort qui embaumait les lieux, eurent le courage de se rendre jusqu'au prieuré. N'y trouvant plus que des ruines fumantes jonchées de cadavres éclatés, et, ça et là, les traces de sang de ceux qui, semble-t-il, étaient sortis vivants de ce massacre.
La tuerie avait duré la nuit entière, s'était poursuivie tout le lendemain, pour ne s'achever qu'au milieu du jour suivant. Athéus, malgré une blessure à la cuisse droite qui lui faisait perdre beaucoup de sang, avait survécu. C'était le cas de peu d'entre eux, de ceux qui avaient combattu contre lui comme de ceux qui avaient opté pour son clan.
Le site semblait désert. Seule subsistait l'odeur bien coutumière de la Mort.
C'est alors que derrière l'un des quelques murs encore debout, il vit
l'une des enfants qui avait survécu elle aussi. Elle avait mené ces deux derniers jours à ses côtés de vaillants combats au cours desquels elle n'avait pas démérité. Le guerrier n'était finalement pas si étonné qu'elle ne fût pas morte. Mais... pour combien de temps... Elle semblait en effet sérieusement touchée au ventre, du sang s'écoulait de sa bouche le long de son cou frêle et pâle, on eut dit la main de Dieu s'apprêtant à prendre son dernier souffle. Elle s'éloignait doucement, titubant, et s'étendrait probablement sous peu tout près d'ici, pour y trouver le repos éternel.
Le soir venu, Athéus jeta un dernier regard vers son passé, il n'y avait plus rien. Il avait passé la journée à panser ses plaies, sa cuisse suintait encore. La bête blessée s'arma alors du bâton, qui lui avait bien servi la nuit précédente, en guise de canne pour l'aider à marcher - il était maculé de sang séché mêlé à quelques touffes de cheveux.
Commença alors un périple vers l'inconnu. Il n'y avait plus de chef. Il n'y avait plus de meute.
Il voulait éviter les pistes et les villages alentour et choisit donc de tracer son chemin au cur de la forêt. Ainsi, pendant des jours et des nuits, il traina sa carcasse à travers bois, se nourrissant de racines, de baies, de larves, d'ufs et de petits rongeurs.