Aimbaud
[Castel Corbigny]
Mie de la nuit. L'obscurité s'est abattue sur la Bourgogne. Le fils Josselinière rentre d'une escapade que nous tiendrons pour secrète, l'esprit embrumé par le parfum d'une-telle qui commence sérieusement à saupoudrer sa vie tranquille, de piment. Le pas lourd, le front barré de fatigue, sentant le cheval et la poussière, il entre dans la Grand-Salle du château où la pénombre est tranchée par l'éclat d'un feu de cheminée.
Tâtonnant, il prend place sur un fauteuil dans l'idée de se défaire de ses bottes... Quand soudain, un son stupéfiant le fige. Une voix qui, rauque, grave et oubliée, fait résonner son timbre dans les pierres de la forteresse.
Fils..
Les sangs glacés, peinant à en croire ses oreilles, l'Aimbaud fait volte-face.
P... Père ?
C'est moi.
Effectivement, l'immense silhouette désormais courbée sur elle-même jaillit peu à peu de l'ombre. Le pas est lent, réfléchit, peut-être douloureux ? À sa suite, un grand manteau bleu-roy, râpé par endroits, laisse traîner ses franges d'hermine sur les dalles.
Le fils bondit de son siège.
Vous êtes vivant ?
Je vis. Je vis...
Erikdejosseliniere n'est jamais vraiment passé pour mort, mais qui n'a pas prêté l'oreille aux rumeurs effarantes qui circulent à son propos dans toute la Bourgogne ? Il se serait reclus dans une tour de son château afin d'observer le Monde en écoulant des fioles de ses cépages... Il passerait son temps à piquer le sanglier dans son mystérieux cabanon de chasse en forêt, dont seul il connaît l'emplacement. Enfin, il apprivoiserait doucettement la mort, lui parlant comme en ami, et l'attendant à dîner un de ces quatre matins...
Mais de tout cela, le fils ne veut pas entendre parler. À l'entendre, Josselinière-Père a tout juste besoin d'une cure de repos, avant de remettre le pied à l'étrier, plus noble et puissant que jamais.
Vous faites fort bien de réaparaître, je suis désargenté et Corbigny s'orchestre mal à mon commandement. Je ne sais pas encore bien y faire avec un duché pareil..
Une main négligente vient piocher dans les replis du manteau, et déverse une poignée d'or en pagaille au fiston.
Ça ira ?
Euh... ouais !
Et rattrapant le pez au vol, Aimbaud se voit remettre une lourde cassette de deux-trois mille écus qui trônait sur la cheminée. Il ne manquait en somme, que la combinaison du coffret. Et lui de crouler sous le poids de l'or.
Bon. C'est mieux non ?
Certes.
Faut bien ça, mon fils.
Question pécuniaire : réglée. Délesté de l'argent encombrant, le jeunot écoute les crépitements du feu que le patriarche ne couvre plus de sa voix. Il doit tout de même poser la question cruciale.
Revenez-vous parmi nous, père ? Ou repartez-vous en... "chasse"..?
Bah.
Qui restera sans réponse.
Ton vieux ne te manque pas, sans doute ?
Vous plaisantez. Je perds mon repère sans père.
Mon fils est sans fil et je me refile un film...
Bien mystérieuse réplique, à laquelle Aimbaud opine sans en saisir le sens. Parfois, Erik de Josselinière et ses chasses, seuls se comprennent... Et puis comme si le vioque s'éveillait soudain, il observe le jeune gars qui lui fait face avec un oeil neuf.
T'es grand toi.
L'armée m'a fait les épaules.
Tu m'étonnes ! T'es quand meme un Corbigny !
Assurément.. Yolanda grandit aussi.
Le front du Père se plisse d'ennui tandis qu'il laisse son regard rechuter parmi les flammes.
Je sais...
Cela vous tracasse...?
Je suis... Dans mes chasses...
Silence... Ses chasses... Sa vieillesse... Autant de thèmes qui sonne parfaitement creux aux oreilles de la jeune génération qui se tient là. Aimbaud ne voit là qu'un monument magistral, abattu. Et cette vision le blesse plus qu'il ne saurait dire.
Tu es mon ainé... Tu as la classe... Mais elle.. Si frêle. Tu t'en occupes au moins ?
Plus que ma vie.
Bien. Bien ! N'oublie pas que tu es un modèle ! Tu es un modele de Corbigny, n'est-ce pas ?
Sans doute possible !
Les sangs s'échauffent quelque peu. Reviennent dans les mémoires, les doutes et les batailles qui tancèrent le métissage du premier-né. Un tissu d'Anjou et de Bourgogne, partant toujours partagé entre deux causes, et combien de fois jugé traître à l'un des deux camps... Et puis c'est le silence.
Père ?
Oui.
Si vous vouliez de temps à autres, me faire venir pour échanger quelques mots de la sorte, tant que ça ne mord pas sur vos temps de chasse... Ce serait avec joie ! Je vous tiendrai un peu au courant des choses du monde...?
Ce n'est pas tant mes chasses mon fils...
C'est...
... La vie...
Il ne parle plus. Et puis soudain, balaye l'air d'un geste las.
Je ne pense pas avoir grand chose à t'apprendre. Tu es un penthievre aussi. Tu sais etre par toi.
Bien au contraire, j'ai encore beaucoup à apprendre...!
J'ai si peu à te dire... Ton père est devenu un vieux bougre.
Vous... vous n'allez pas vous laisser dépérir, quand même ?
Terrible. Le duc rabaisse la tête, le regard noir. Éteint. Sombre...
Ne sais...... de la vie, je crains avoir fait le tour...
On commence à peine à se connaître vous et moi. Et Yolanda..
De toi, je peux bien te dire... À la mitan de ta jeunesse, j'avais quelque mal à te comprendre. Mais je sais que le fils que j'ai... Je peux en être fier. Fier, oui.
Je vous estime tant..
Je ne mérite point tant. Sois ce que tu veux. Avec panache et honneur. Mais point d'orgueil... L'orgueil est vil. Tu es Corbigny et Château-Gonthier. Un lignage difficultueux... mais plein de promesse. Je sais que tu peux être les deux... avec noblesse. Sans faiblesse. Ce sanglier que tu arbores, que je pique sans cesse, c'est l'animal noble par excellence. Il ne courbe jamais l'échine...
... et s'il meurt... C'est par absence de choix.
Vous avez le choix de revenir parmi le monde.
J'ai aussi le choix de savoir ce qu'il est... Le monde... Mon fils... Viens contre moi, en ami. Ton père te dit peut-être adieu.
Aimbaud excessivement troublé, s'approche pour le broyer filialement et Erik de ses vieux bras forts presse ce fils contre lui, cachant mal son émotion. C'est à la vérité, la première fois qu'ils se donnent pareille accolade, ne s'étant pour ainsi dire jamais touché de leur vie, pas même à l'heure où l'héritier buvait encore du lait. Et désormais, d'étreindre ce Père, ce morceau de Légende, et se sentant parvenu à une taille semblable à la sienne, c'est un tel ébranlement pour l'Aimbaud qu'il doit se faire violence pour cacher l'émoi dans sa voix.
Il y a quelques années de cela, j'aurais pleuré de rage à de tels mots de votre part. Je crois que la Bourgogne, votre pays mon père, m'a été d'un sage enseignement, et continuera de l'être. Mais j'ai quand même bien les glandes...
L'autre, ne voyant pas bien de quelles glandes il s'agit, répond fortement ému lui-même.
Mon fils. Je ne te comprenais pas. Je te savais tel, mais étranger aussi... J'ai du te sembler très lointain. Ton père s'en va, peu à peu. Tu dois ne jamais oublier ceci : fonce, va, si tu aimes, si tu veux, fonce. Qu'importe les idiots. Et puis, construit toi...
Il y a peu, je t'aurais dit : reprend BOUM. Mais non...
Aimbaud toussote, fendu d'un sourire triste. Le père lui, rit en douce, sachant pertinemment que son rejeton ne suit pas le sillon qu'il lui a tracé en politique, et se fraye plutôt un autre chemin non moins victorieux.
Oui, oui. Je sais. Va, fils. Vis ce que tu dois vivre.
Avec un hochement de tête assez rude, le garçon serre une nouvelle fois la vieille carcasse légendaire dans ses bras, avant de le relâcher pour de bon.
Vous ne saurez jamais à quel point vous m'avez été nécessaire.
Je ne te le dirai pas deux fois mais...
Lui-même ému.
Je t'aime... Fils.
... n'oublie pas que ton père, comme ta mère, n'étaient rien...
Sa phrase se noie dans un souffle songeur, tandis qu'il plonge derechef son regard usé dans les flammes qui s'achèvent de réduire les braises en poussière. Aimbaud s'apprête à répondre, mais réalise que le Duc de Corbigny est déjà repartit dans la contemplation de ses chasses rêvées... Amer, il s'éloigne peu à peu, avec une dernière révérence.
L'autre homme songe sûrement qu'il ne saura jamais montrer à son fils comme il est fier de lui... Mais il est déjà loin dans sa tête.
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Mie de la nuit. L'obscurité s'est abattue sur la Bourgogne. Le fils Josselinière rentre d'une escapade que nous tiendrons pour secrète, l'esprit embrumé par le parfum d'une-telle qui commence sérieusement à saupoudrer sa vie tranquille, de piment. Le pas lourd, le front barré de fatigue, sentant le cheval et la poussière, il entre dans la Grand-Salle du château où la pénombre est tranchée par l'éclat d'un feu de cheminée.
Tâtonnant, il prend place sur un fauteuil dans l'idée de se défaire de ses bottes... Quand soudain, un son stupéfiant le fige. Une voix qui, rauque, grave et oubliée, fait résonner son timbre dans les pierres de la forteresse.
Fils..
Les sangs glacés, peinant à en croire ses oreilles, l'Aimbaud fait volte-face.
P... Père ?
C'est moi.
Effectivement, l'immense silhouette désormais courbée sur elle-même jaillit peu à peu de l'ombre. Le pas est lent, réfléchit, peut-être douloureux ? À sa suite, un grand manteau bleu-roy, râpé par endroits, laisse traîner ses franges d'hermine sur les dalles.
Le fils bondit de son siège.
Vous êtes vivant ?
Je vis. Je vis...
Erikdejosseliniere n'est jamais vraiment passé pour mort, mais qui n'a pas prêté l'oreille aux rumeurs effarantes qui circulent à son propos dans toute la Bourgogne ? Il se serait reclus dans une tour de son château afin d'observer le Monde en écoulant des fioles de ses cépages... Il passerait son temps à piquer le sanglier dans son mystérieux cabanon de chasse en forêt, dont seul il connaît l'emplacement. Enfin, il apprivoiserait doucettement la mort, lui parlant comme en ami, et l'attendant à dîner un de ces quatre matins...
Mais de tout cela, le fils ne veut pas entendre parler. À l'entendre, Josselinière-Père a tout juste besoin d'une cure de repos, avant de remettre le pied à l'étrier, plus noble et puissant que jamais.
Vous faites fort bien de réaparaître, je suis désargenté et Corbigny s'orchestre mal à mon commandement. Je ne sais pas encore bien y faire avec un duché pareil..
Une main négligente vient piocher dans les replis du manteau, et déverse une poignée d'or en pagaille au fiston.
Ça ira ?
Euh... ouais !
Et rattrapant le pez au vol, Aimbaud se voit remettre une lourde cassette de deux-trois mille écus qui trônait sur la cheminée. Il ne manquait en somme, que la combinaison du coffret. Et lui de crouler sous le poids de l'or.
Bon. C'est mieux non ?
Certes.
Faut bien ça, mon fils.
Question pécuniaire : réglée. Délesté de l'argent encombrant, le jeunot écoute les crépitements du feu que le patriarche ne couvre plus de sa voix. Il doit tout de même poser la question cruciale.
Revenez-vous parmi nous, père ? Ou repartez-vous en... "chasse"..?
Bah.
Qui restera sans réponse.
Ton vieux ne te manque pas, sans doute ?
Vous plaisantez. Je perds mon repère sans père.
Mon fils est sans fil et je me refile un film...
Bien mystérieuse réplique, à laquelle Aimbaud opine sans en saisir le sens. Parfois, Erik de Josselinière et ses chasses, seuls se comprennent... Et puis comme si le vioque s'éveillait soudain, il observe le jeune gars qui lui fait face avec un oeil neuf.
T'es grand toi.
L'armée m'a fait les épaules.
Tu m'étonnes ! T'es quand meme un Corbigny !
Assurément.. Yolanda grandit aussi.
Le front du Père se plisse d'ennui tandis qu'il laisse son regard rechuter parmi les flammes.
Je sais...
Cela vous tracasse...?
Je suis... Dans mes chasses...
Silence... Ses chasses... Sa vieillesse... Autant de thèmes qui sonne parfaitement creux aux oreilles de la jeune génération qui se tient là. Aimbaud ne voit là qu'un monument magistral, abattu. Et cette vision le blesse plus qu'il ne saurait dire.
Tu es mon ainé... Tu as la classe... Mais elle.. Si frêle. Tu t'en occupes au moins ?
Plus que ma vie.
Bien. Bien ! N'oublie pas que tu es un modèle ! Tu es un modele de Corbigny, n'est-ce pas ?
Sans doute possible !
Les sangs s'échauffent quelque peu. Reviennent dans les mémoires, les doutes et les batailles qui tancèrent le métissage du premier-né. Un tissu d'Anjou et de Bourgogne, partant toujours partagé entre deux causes, et combien de fois jugé traître à l'un des deux camps... Et puis c'est le silence.
Père ?
Oui.
Si vous vouliez de temps à autres, me faire venir pour échanger quelques mots de la sorte, tant que ça ne mord pas sur vos temps de chasse... Ce serait avec joie ! Je vous tiendrai un peu au courant des choses du monde...?
Ce n'est pas tant mes chasses mon fils...
C'est...
... La vie...
Il ne parle plus. Et puis soudain, balaye l'air d'un geste las.
Je ne pense pas avoir grand chose à t'apprendre. Tu es un penthievre aussi. Tu sais etre par toi.
Bien au contraire, j'ai encore beaucoup à apprendre...!
J'ai si peu à te dire... Ton père est devenu un vieux bougre.
Vous... vous n'allez pas vous laisser dépérir, quand même ?
Terrible. Le duc rabaisse la tête, le regard noir. Éteint. Sombre...
Ne sais...... de la vie, je crains avoir fait le tour...
On commence à peine à se connaître vous et moi. Et Yolanda..
De toi, je peux bien te dire... À la mitan de ta jeunesse, j'avais quelque mal à te comprendre. Mais je sais que le fils que j'ai... Je peux en être fier. Fier, oui.
Je vous estime tant..
Je ne mérite point tant. Sois ce que tu veux. Avec panache et honneur. Mais point d'orgueil... L'orgueil est vil. Tu es Corbigny et Château-Gonthier. Un lignage difficultueux... mais plein de promesse. Je sais que tu peux être les deux... avec noblesse. Sans faiblesse. Ce sanglier que tu arbores, que je pique sans cesse, c'est l'animal noble par excellence. Il ne courbe jamais l'échine...
... et s'il meurt... C'est par absence de choix.
Vous avez le choix de revenir parmi le monde.
J'ai aussi le choix de savoir ce qu'il est... Le monde... Mon fils... Viens contre moi, en ami. Ton père te dit peut-être adieu.
Aimbaud excessivement troublé, s'approche pour le broyer filialement et Erik de ses vieux bras forts presse ce fils contre lui, cachant mal son émotion. C'est à la vérité, la première fois qu'ils se donnent pareille accolade, ne s'étant pour ainsi dire jamais touché de leur vie, pas même à l'heure où l'héritier buvait encore du lait. Et désormais, d'étreindre ce Père, ce morceau de Légende, et se sentant parvenu à une taille semblable à la sienne, c'est un tel ébranlement pour l'Aimbaud qu'il doit se faire violence pour cacher l'émoi dans sa voix.
Il y a quelques années de cela, j'aurais pleuré de rage à de tels mots de votre part. Je crois que la Bourgogne, votre pays mon père, m'a été d'un sage enseignement, et continuera de l'être. Mais j'ai quand même bien les glandes...
L'autre, ne voyant pas bien de quelles glandes il s'agit, répond fortement ému lui-même.
Mon fils. Je ne te comprenais pas. Je te savais tel, mais étranger aussi... J'ai du te sembler très lointain. Ton père s'en va, peu à peu. Tu dois ne jamais oublier ceci : fonce, va, si tu aimes, si tu veux, fonce. Qu'importe les idiots. Et puis, construit toi...
Il y a peu, je t'aurais dit : reprend BOUM. Mais non...
Aimbaud toussote, fendu d'un sourire triste. Le père lui, rit en douce, sachant pertinemment que son rejeton ne suit pas le sillon qu'il lui a tracé en politique, et se fraye plutôt un autre chemin non moins victorieux.
Oui, oui. Je sais. Va, fils. Vis ce que tu dois vivre.
Avec un hochement de tête assez rude, le garçon serre une nouvelle fois la vieille carcasse légendaire dans ses bras, avant de le relâcher pour de bon.
Vous ne saurez jamais à quel point vous m'avez été nécessaire.
Je ne te le dirai pas deux fois mais...
Lui-même ému.
Je t'aime... Fils.
... n'oublie pas que ton père, comme ta mère, n'étaient rien...
Sa phrase se noie dans un souffle songeur, tandis qu'il plonge derechef son regard usé dans les flammes qui s'achèvent de réduire les braises en poussière. Aimbaud s'apprête à répondre, mais réalise que le Duc de Corbigny est déjà repartit dans la contemplation de ses chasses rêvées... Amer, il s'éloigne peu à peu, avec une dernière révérence.
L'autre homme songe sûrement qu'il ne saura jamais montrer à son fils comme il est fier de lui... Mais il est déjà loin dans sa tête.
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