Aimbaud
Dans les coursives du château de Decize, un cri vient de raisonner, qui fait dresser les cheveux sur les têtes de tous les serviteurs. L'une immobilise son battoir à linge qui goutte au dessus d'une bassine, l'un garde en arrêt sa cuillère de sauce au dessus d'un gigot, l'autre oublie sa fourche dans une botte de foin. Cette voix haut perchée, cristalline ou tranchante selon les humeurs, ils la connaissent fort bien : c'est celle de l'Invitée de marque qui occupe la demeure depuis quelques mois... Elle est étrangère, elle est possédée, elle est belle à se damner. Bref, elle questionne les consciences.
De nouveaux éclats de voix surviennent, ils font vrombir les carreaux et les faïences, tomber les battoirs, les cuillères et les fourches. Les domestiques se regardent avec la pâleur de l'effroi, l'un ose demander :
- Qu'est-c'qu'elle a dont là, la maîtresse...?
- Ca s'rait t'y pas encore un cauchemar.
- À c't'heure du jour ? Mais non.
- La Camille elle a dit eun chose.
- Quel' chose dont ?
- La chose... Qu'y'a eun homme qu'a dormit icelieu toute la nuitée.
°°°
Un homme justement ou tout du moins un bout d'homme s'engage dans la descente des escaliers de la tour, enjambant quatre-à-quatre les marches tapissées, tout en re-bouclant la sangle de son épée. La mine pâle, le pourpoint sans boutons, la laine hors du pantalon, bien peu présentable en somme (ce qui ne lui ressemble guère), les témoins reconnaîtront qu'il s'agit d'un soldat à l'inimitable coupe-au-bol qu'il arbore, réglementaire pour le port du casque, et les connaisseurs identifieront Aimbaud de Josselinière, le jeune Écuyer Tranchant de Bourgogne.
Témoins nécessaires car, si l'on en croit le tapage de cette descente d'escaliers alliée aux cris qu'elle engendre, il y a tout lieu de croire qu'un meurtre infâme vient d'être commis. Aussi quelques valets de chambrée viennent-ils à s'interposer, barrant la route au Bourguignon avec des bras prudents pour tenter de le modérer dans sa fuite. Faible rempart que le fuyard repousse avec mal-humeur, en s'engageant à grands pas dans la cour du château.
Peiné, défait, résolu, il franchit la porte des écuries, gaine la sangle de la selle sous la panse de son cheval à l'aide de gestes froids et efficaces. Puis met le pied à l'étrier tandis que la bête piaffe de nervosité en sentant dans l'atmosphère, l'électricité propre à faire craquer le ciel. C'est vrai qu'il fait lourd, et que de mauvais nuages aveuglent le soleil, donnant au jour un faux-semblant de nuit.
"Aimbaud !"
Il ignore la semonce et grimpe en selle, engage sa monture vers le porche de l'édifice pour mettre les bouts, s'éloigner a plus vite de ce lieu où tempêtent toutes les crises, les éclats d'humeur, et les prises de tête. Déjà, la bruine qui s'émie dans l'air se mue en fine pluie, elle ne tarde pas à rendre tout moite sur son passage. Des gouttes, plus grosses se mettent à claquer sur les dalles.
Deux pieds nus accourent sur les pavés et la terre, bientôt mouillés. La maîtresse des lieux, empêtrée dans une longue chaisne de petite-laine qui ne dissimule que la couleur de sa peau, fend l'air gelé de fin d'hiver, et se saisit à pleines-mains des brides du destrier pour l'arrêter brusquement. Elle a la gorge à l'air-libre, la folle ! La pluie lui fouette les épaules et brunit ses cheveux. C'est certain, elle va attraper la mort.
Effaré au premier abord, Aimbaud lui jette un regard brutal en sentant l'indécence de se voir observé en pleine querelle, par les serviteurs de la mesnie qui se sont amassés dans l'enceinte pour assister à la scène. S'empêchant de grelotter lui-même, l'eau gouttant à son menton, il lui ordonne, les dents serrées :
... Rentrez-vous ! Voyons.
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De nouveaux éclats de voix surviennent, ils font vrombir les carreaux et les faïences, tomber les battoirs, les cuillères et les fourches. Les domestiques se regardent avec la pâleur de l'effroi, l'un ose demander :
- Qu'est-c'qu'elle a dont là, la maîtresse...?
- Ca s'rait t'y pas encore un cauchemar.
- À c't'heure du jour ? Mais non.
- La Camille elle a dit eun chose.
- Quel' chose dont ?
- La chose... Qu'y'a eun homme qu'a dormit icelieu toute la nuitée.
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Un homme justement ou tout du moins un bout d'homme s'engage dans la descente des escaliers de la tour, enjambant quatre-à-quatre les marches tapissées, tout en re-bouclant la sangle de son épée. La mine pâle, le pourpoint sans boutons, la laine hors du pantalon, bien peu présentable en somme (ce qui ne lui ressemble guère), les témoins reconnaîtront qu'il s'agit d'un soldat à l'inimitable coupe-au-bol qu'il arbore, réglementaire pour le port du casque, et les connaisseurs identifieront Aimbaud de Josselinière, le jeune Écuyer Tranchant de Bourgogne.
Témoins nécessaires car, si l'on en croit le tapage de cette descente d'escaliers alliée aux cris qu'elle engendre, il y a tout lieu de croire qu'un meurtre infâme vient d'être commis. Aussi quelques valets de chambrée viennent-ils à s'interposer, barrant la route au Bourguignon avec des bras prudents pour tenter de le modérer dans sa fuite. Faible rempart que le fuyard repousse avec mal-humeur, en s'engageant à grands pas dans la cour du château.
Peiné, défait, résolu, il franchit la porte des écuries, gaine la sangle de la selle sous la panse de son cheval à l'aide de gestes froids et efficaces. Puis met le pied à l'étrier tandis que la bête piaffe de nervosité en sentant dans l'atmosphère, l'électricité propre à faire craquer le ciel. C'est vrai qu'il fait lourd, et que de mauvais nuages aveuglent le soleil, donnant au jour un faux-semblant de nuit.
"Aimbaud !"
Il ignore la semonce et grimpe en selle, engage sa monture vers le porche de l'édifice pour mettre les bouts, s'éloigner a plus vite de ce lieu où tempêtent toutes les crises, les éclats d'humeur, et les prises de tête. Déjà, la bruine qui s'émie dans l'air se mue en fine pluie, elle ne tarde pas à rendre tout moite sur son passage. Des gouttes, plus grosses se mettent à claquer sur les dalles.
Deux pieds nus accourent sur les pavés et la terre, bientôt mouillés. La maîtresse des lieux, empêtrée dans une longue chaisne de petite-laine qui ne dissimule que la couleur de sa peau, fend l'air gelé de fin d'hiver, et se saisit à pleines-mains des brides du destrier pour l'arrêter brusquement. Elle a la gorge à l'air-libre, la folle ! La pluie lui fouette les épaules et brunit ses cheveux. C'est certain, elle va attraper la mort.
Effaré au premier abord, Aimbaud lui jette un regard brutal en sentant l'indécence de se voir observé en pleine querelle, par les serviteurs de la mesnie qui se sont amassés dans l'enceinte pour assister à la scène. S'empêchant de grelotter lui-même, l'eau gouttant à son menton, il lui ordonne, les dents serrées :
... Rentrez-vous ! Voyons.
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