La pluie redouble d'intensité.
Abattue par ces gouttes qui tombent sur elle, et par la silhouette brune qui s'éloigne, Blanche reste prostrée en silence. Puis le poids de l'eau la fait choir, et elle s'écroule, agenouillée, sur un parterre trempé qui lui mord les mollets.
Pour la première fois, elle sent le froid. Comme une claque à l'arrière de sa nuque, là où un peu plus tôt, elle avait si chaud...
Camille est restée sur le perron, abritée par une extension du toit devant la porte. Au visage tâché de son, cette suivante n'est pas la plus dégourdie, mais c'est celle qui ressemble, le plus, à ces visages blancs ou roux que Blanche a quittés en partant de Bretagne.
C'est ça, qui lie les deux femmes. Le choix de la bretonne, qui s'est porté sur elle, comme une annonciation divine. On ne refuse pas de servir une femme comme l'est Blanche. On lui obéit, simplement, contre les règles et contre tout, jusqu'à ce que les mains ne suivent plus, trop blessées de s'être soumises.
Elle est restée sur le perron. La cuisse tressaillante, parfois, comme lorsque le corps désire un mouvement de toute sa force, mais que l'esprit, en dirigeant juste, lui ordonne de rester en place. Lorsque sa dame tombe, la jambe, instinctivement, bondit vers l'avant. Mais elle attend que le soldat soit parti, pour pénétrer le cocon sain, et tenir l'ombre dans ses bras.
- Je... J... Je... Il... arrive à peine à prononcer Blanche, s'essayant sans réussir, à contenir les pleurs qui viennent.
C'est tellement humiliant, de pleurer. Il y a des mois, des années, que Blanche n'a pas pleuré. Pleurer, véritablement, et pas ces larmes de crocodile, qui servent à toute courtisane, un jour ou l'autre, à amadouer un rival, ou un amant.
La coupe est pleine. Et, débordante, elle se vide par soubresaut, en provoquant, soit un hoquet sourd, ou un gémissement sincère.
Oui, il y avait des mois que Blanche n'avait pas pleuré. Pas même pour la naissance de son fils, pas même pour la fuite de son fiancé. Pas pour son départ de Bretagne, pas pour l'annonce de la mort de sa mère. Blanche, sait-elle pleurer, finalement ?
Elle hoquette, caquette, tremblante. La langue fait ce qu'elle veut, une fois libérée, et cela faisait si longtemps, qu'elle aurait dû être libre !
Si, si longtemps...
La main chaude de Camille monte le long de son dos. On distingue, sous la chemise trempée, les reliefs épineux de sa colonne. Et les épaules, qui pointent vers le ciel, jaillissent hors du tissu, enrobées de cheveux bruns glacés.
- Il ne s'est rien passé, Madame. Il ne s'est rien passé.
Elle remonte, cette main, irrésistiblement attirée par le carré de chair le plus doux du continent. Et quand elle l'a trouvée, troublée par la sacralité d'une peau pure et vierge de caresse, elle n'ose s'y poser totalement, se contente de la frôler.
C'est beau, une femme qui pleure.
- Il...Il est... répond-elle, se forçant à trouver les mots.
Avec les mots, viennent le sens. Elle les formule à peine dans sa tête, mais ils la frappent de leur évidence, et si elle n'était pas déjà tombée, ou si Camille ne la retenait pas, elle tomberait encore, plus bas, jusqu'à une déchéance telle, qu'elle ne pourrait plus se relever.
Il est...
Elle lâche un sanglot désespéré. Ce n'est pas vraiment pleurer. On ne pleure pas en hurlant.
Si ?
La main chaude lui enserre brusquement le cou. Arrête, arrête de hurler, ne vois-tu pas que cela me glace les sangs ?
Gorge ouverte, déployée, dans ce terrifiant retour aux sentiments, elle pleure enfin. La coupe se vide, elle qui l'avait entravée, et prostrée vers le sol, elle pleure encore.
Plus fort, la main serre.
Mais, rien, personne sinon lui ne pourrait arrêter ce qui se passe. C'est l'un des moments les plus importants de sa vie, le moment où l'Idole retombe sur Terre, et cet instant est prévu, dessiné, travaillé, écrit comme l'ont été les autres trames de sa vie, sur le parterre de mousse de Brocéliande*.
Il m'a retenue.
Il m'a torturée. Il me torture.
Elle hurla.
Sa gorge la brûlait. Elle n'avait pas l'habitude, qu'on l'utilisât de cette façon. Les mots doux, les mots sucrés, les mots d'amour ou les mensonges de cour, elle savait. Elle connaissait les pleurs de pucelle, les couinements, les rires. Elle savait tout ce qui seyait à une femme, tout ce qui lui allait à la perfection, toute la sacralité d'une gamme mineure, et désirable.
Elle savait. Mais ce hurlement, cette absence de rire ou de semblant, cette entière libération, cette vague d'émotion et d'unité dans un seul cri, Dieu ! Elle ne savait pas.
- Tu disais ne plus vouloir vivre dans la peur.
Elle respirait avec peine, comme des escaliers dans sa gorge, qui la faisait plier et trembler à chaque marche.
- J'aurais aimé utiliser un autre moyen, mais il n'y en avait pas, Blanche... Tu avais peur, peur de cela, as-tu encore peur maintenant ?
- Vous êtes, vous êtes ! Elle gémit, se refusant à voir ce qu'elle devait accepter. Vous êtes malade ! Vous êtes sadique !
- Tu ne me pardonneras peut être pas, Blanche, mais tu n'as pas idée à quel point c'était dur, pour moi...
- Mon Dieu ! répondit l'enfante à haute voix, dépassant cette conversation d'elle, avec son Dieu. Mon Dieu, j'ai si mal...
- J'ai toujours eu peur de ce que tu ressentirais, après que ça soit arrivé...
- Laissez moi, partez, je vous HAIS !
- NOUS Y VOILA ! suppura la voix, qui tournait autour d'elle pour l'assaillir. Elle avait plein d'échos, et Blanche entendait la voix de sa Mère, celle de son Père, parfois celle d'Aimbaud. Mais le plus souvent, c'était sa propre voix qui criait, sa voix, démystifier, celle d'un ange souillé.
MOI AUSSI, JE CROYAIS QUE C'ETAIT LA HAINE ! J'aurais pu MOURIR de cette haine, j'aurais voulu le tuer ! Mais tu ne peux pas, le tuer, quand bien même tu le voudrais, tu ne peux pas, après ce que je t'ai forcée à faire.
Même lorsqu'il aurait pu te posséder, et toi te donner, même lorsqu'il t'a frôlée, ou touchée, même ! Tu n'as pas pu le haïr, n'est-ce-pas ?
Elle gémit, sentant qu'elle avait perdu. Ses forces la quittaient, elle s'accrochait à Camille comme à un radeau, soudain consciente que si elle acceptait la vérité, elle irait mieux.
Déjà, les prémisses se faisaient entendre.
- Il t'a pris, tout pris ! L'orgueil, la fierté, il t'a appris à voir les choses, et tu l'as laissé effacer ce que tu savais déjà faire.
Il t'a humiliée, blessée, trahie, meurtrie, il t'a presque TUÉE, tu entends ?
- Je peux sentir cette haine dans mes veines !
- NON !
NON !Tu pouvais, mais tu ne peux plus, car quelque chose est arrivé !
La voix tournait autour d'elle. C'était sa voix, comme elle ne l'avait jamais entendue. NON ! Non ! Non !
Dans les bras de Camille, sa voix se mêlait à celle de son père, et de sa mère.
Non, Non ! Tu POUVAIS, mais tu ne peux...
Non !
Elle aurait voulu se boucher les oreilles. L'instant était proche où elel admettrait la vérité, et elle ne voulait pas, elle ne se sentait pas la force... Pitié, Non...
- Pitié !
- QUELQUE CHOSE ! Tu ne peux plus !
Elle glapit. Les voix se turent. Un instant, elle vit. Elle sut.
Sous la pluie, dans les larmes, dans les bras d'une souillon, elle avait su. Sentant la victoire proche, le dialogue reprit. Plus calme, plus franc, plus sincère. Blanche était la seule désormais, à crier.
- TAIS toi ! Je sais que tu mens, cela ne se peut ! je suis Blanche !
- Comme si cela avait une quelconque importance... Quand on ai
- TAIS TOI !
- Ne fuis pas, tu as toujours fui.
- Je ne peux plus rien sentir...
- Ça, tu peux !
Elle sentait la main de Camille contre sa joue, qui la serrait comme une mère. Elle vit encore. Elle pleura comme une enfant.
Elle se calma lentement. Et son coeur, qui avait battu si fort, cessa soudain de la tourmenter.
Elle était parfaitement calme.
Sereine...
Camille, en levant les yeux vers le ciel, baisa l'oreille froide. Elle passa les cheveux derrière, l'exacte geste qu'elle faisait, quotidiennement, à sa propre fille.
Ma mère avait une ferme, aux Treuillats, et elle avait coutume de dire que Dieu vivait dans la pluie.
Blanche sourit, releva comme elle les yeux vers le ciel, pour que si l'astre existât réellement, il la lave de ses pleurs. Et s'il existait, Lui-même frottait ses joues, d'une pluie chaude et bonne.
L'eau cessa soudain. Il ne restait de son passage, qu'un ruissellement dans la gouttière, et une chemise qui collait à sa peau. Après quelques secondes calmes, à respirer lentement, elle ouvrit les yeux.
A la faveur d'un mouvement de nuages, un arc-en-ciel se posa dans la cour.
Blanche savait.
[* Référence au Rp
"L'océan, mon amour, il y a l'océan..." et à des contes celtes qui prétendent que le destin des vivants s'écrit sur le parterre sacré de Brocéliande.
Evey reborn, V for Vendetta]
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