Deux jours et deux nuits étaient passés.
Deux jours où je retrouvais mes marques, où je flanais dans les champs et où le ramassage d'oeufs se finissait en bataille rangée avec les poules, accariatres volatiles qui n'avaient pas envie de se laisser prendre leur future couvée.
Deux nuits où le sommeil fuyait, où les heures défilaient, deux nuits entrecoupées par les réveils en suée à cause de mes cauchemards. Ils étaient revenus plus durs, plus terrifiants, il me semblait entendre ma voix hurler dans ma tete : Mais qu'as-tu fait ? Mais qu'as-tu fait ?
Le regard noir du fantome semblait empli de tristesse, de colère, de désillusion, me donnant l'impression d'etre en faute. Je sentais parfois qu'il me demandait de l'aide et d'autres fois, qu'il me haissait. Je me réveillais en proie aux douleurs les plus terribles, mon coeur battait à tout rompre, semblant vouloir sortir de ma poitrine et souvent, je ne pouvais me rendormir qu'apres m'etre éreintée par une crise de pleurs.
Il était temps que l'on ai cette discussion, il fallait que je sache et ce soir là, au repas, mon silence et les regards de mon oncle en dirent suffisemment pour qu'aucun mot ne soit nécessaire. Lorsqu'il sortit fumer sa pipe, comme chaque soir, je le suivais en silence, déposant un baiser sur la joue de ma tante qui se dirigeait vers la cuisine.
Je m'accoudais près de lui, sur la barrière et jetais un oeil au loin, sur le soleil couchant.
Nous ne t'avons jamais menti Dana ! Et nous t'aimons vraiment, tu es l'enfant que nous n'avons jamais eu, meme si tu es arrivée dans notre vie il y a si peu de temps. Je hochais la tete, incapable de sortir un mot, ou meme de faire un geste. Je le laissais continuer.
J'ai .....inventé .... certaines choses. Les mots butaient dans sa bouche, avec difficulté, et je posais une main rassurante sur son bras. Il n'y a pas eu d'accident....Je ne connais pas tes parents .... Nous ne sommes pas ... Je resserrais la pression de ma main sur son bras, il était inutile qu'il aille jusque là, pour moi cela ne changeait rien à l'amour que je leur portais. Il soupira, puis relevant la tete vers le ciel, il poursuivit.
Nous t'avons trouvée sur le bord de la route, inanimée, pale, pour ainsi dire morte et complètement trempée de la tete aux pieds. Nous t'avons ramassée, soignée, aimée.... J'enregistrais avec difficulté les informations qui s'entrechoquaient dans ma tete. Ce que je pressentais s'avérait juste, je ne suis pas Danaelle mais alors qui suis je ? Je repris ma main et resserrais mon chale sur mes épaules en frissonnant. Il passa ses bras autour de moi et me fit faire demi-tour.
Viens .... Je dois te montrer quelque chose ! Je le suivais docilement, le barrage était ouvert, le flot dévalait en moi et il fallait que je sache tout ce qu'il savait, je ne repartirais pas sans avoir ramasser jusqu'au dernier indice. Nous rentrames dans la maisonette puis il m'entraina dans leur chambre, me fit m'asseoir sur le lit et se dirigea vers une armoire qu'il fermait toujours à clé. Il l'ouvrit et en sortit quelques livres. Je ne comprenais pas où il voulait en venir !! Mon passé était-il écrit dans un livre ? Mais qu'étais-je donc ?
Il vint se poser sur le fauteuil en face de moi et me regarda intensément. Je frissonnais sous la crainte de ce qui pouvait suivre.
Tu te souviens de l'histoire de cette reine aimée d'un dieu, une reine d'une grande beauté, de ce dieu qui lui apparut sous la forme d'une pluie d'or, de cette Danaé d'où j'ai tiré le nom que je t'ai donné, comme je l'aurais fait pour mon propre enfant .... Je l'ai choisi pour la couleur de tes cheveux, une pluie de cheveux d'or. Il sourit doucement et je le lui rendis, lui montrant que je me souvenais et que j'aimais ce nom. Puis il continua.
Cette reine habitait un pays lointain, un merveilleux pays dont le nom est la Grèce. Ce nom ne fit aucun écho dans ma mémoire percée. Lorsque nous t'avons trouvée, sous l'emprise de la fièvre, tu as parlé, tu as prononcé des mots ..... Il sortit un petit parchemin, plié dans un des livres. J'en ai noté quelques uns parce que je me doutais qu'un jour il faudrait que je te parle de tout cela. Il me tendit le morceau de papier, griffonné de quelques mots : Mini, amour, mourir, plusieurs fois non, et d'autres choses incomprehensibles, qui ne semblaient avoir aucun rapport les unes entre les autres. Je le regardais dans l'expectative, incapable de comprendre quoi que ce soit.
Il y a autre chose mais je n'ai pas pu l'écrire car c'était une langue que je ne comprenais pas. Puis quelques semaines plus tard, mon esprit cherchant malgré moi, je me suis souvenu de cette reliure ancienne que j'avais acheté à un marchand ambulant, il y a quelques années. Il me tendit le livre, usé, au cuir vieilli, à l'odeur moisie et le déposa dans ma main. Je le regardais, quelques sigles à moitié éffacés sur la couverture : Ἰλιάδος Αʹ, et d'une main tremblante, je l'ouvrit.
Μῆνιν ἄειδε θεὰ Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος
οὐλομένην, ἣ μυρί᾿ Ἀχαιοῖς ἄλγε᾿ ἔθηκε,
πολλὰς δ᾿ ἰφθίμους ψυχὰς Ἄϊδι προΐαψεν
ἡρώων, αὐτοὺς δὲ ἑλώρια τεῦχε κύνεσσιν
οἰωνοῖσί τε πᾶσι· Διὸς δ᾿ ἐτελείετο βουλή,
ἐξ οὗ δὴ τὰ πρῶτα διαστήτην ἐρίσαντε
Ἀτρεΐδης τε ἄναξ ἀνδρῶν καὶ δῖος Ἀχιλλεύς. ***
Les signes dansèrent un moment devant mes yeux, puis ils devinrent des lettres, qui elles meme formèrent des mots, et en quelques secondes je me rendis compte, dans la plus grande incrédulité, que je comprenais parfaitement ce qu'ils signifiaient !
Je tournais les pages, les unes après les autres, de plus en plus vite, et là où se posaient mes yeux, mon cerveau lisait les mots. Je redressais la tete, le regard affolé, lancant une supplique muette à mon oncle.
Mais ....qu'est-ce que ca veut dire ? Comment est-ce possible ? Il vint s'asseoir près de moi, referma le livre et prit mes mains dans les siennes.
Cela veut dire que tu es grecque ....Je secouais négativement la tete, je n'étais pas "ca", je ne savais meme pas ce que c'était. Je devais pourtant bien l'accepter, ca semblait plus qu'évident. Dana ...Tu viens d'un autre pays, tu viens de loin, et je ne peux pas te dire comment tu es arrivée jusqu'ici, toi seule peut le trouver. Je ne sais pas non plus comment tu as perdu la mémoire mais à Chambéry, près du lac, tu trouveras surement la réponse à tes questions. Je le sentais las, fatigué de la guerre qu'il menait à lui meme depuis des mois, de la peur qui le rongeait de perdre "l'enfant" que le hasard lui avait donné. Je me blottis dans ses bras et fermais les yeux. Il fallait que je prenne du repos, il fallait que je soit seule et que je réfléchisse à tout cela. Je me levais, laissant choir le livre sur le lit mais il le rattrapa et me le tendit à nouveau.
Garde le ! Il te sera plus utile qu'à moi..... et peut-etre peut-il t'aider. Je le pris, le serrais fort contre moi et sourit à mon oncle, murmurant un léger merci. Je m'éclipsais, montant rapidement dans ma chambre, soufflant la chandelle et restant là, immobile, allongée sur le lit dans la semi-obscurité.
*** version originale de l'Iliade de Homère.