[Bureau du juge, 29 mars]
«Aaaaaaaaaaargh !»
Derrière la porte, un garde emprunté. C'est déjà arrivé que ça braille dans le bureau du juge, mais là, il est seul. Enfin, sauf s'il a trouvé le passage secret, mais c'était plutôt mal parti.
Le comte ! Appelez-moi immédiatement le comte ! Et tant qu'à faire, le bailli et le commissaire aux mines. Une honte, une honte !
Toujours seul, il braille, piaille, craille, criaille, croaille, carcaille, cocaille. La totale, quoi. C'est évidemment ce moment-là que choisit le greffier pour venir apporter les dernières nouvelles de la cour. Toc toc toc, entrez ! Bonjour m'sieur Kartouche.
« Mil trois cent trente-huit écus et soixante-deux deniers...
Monsieur le juge...
(Soupirant)
Oui ?
... ça fait beaucoup, pour une amende, vous ne croyez pas ?
Qui est le juge, ici ?
Monsieur le juge, ce n'est pas moi. Mais quand même, permettez-moi de...
(L'interrompant)
C'est bien, tu feras un bon juge, si tu as l'audace de te jeter un jour dans la fosse aux lions. C'n'est pas une amende...
Un préjudice, peut-être ?
Non plus !
Une dette ? Des arriérés d'impôts ? Le coût de la machine du vicomte ? Je vous l'avais bien dit, qu'il ne fallait pas la prendre... En plus, c'est tellement violent...
*Hmpf* Rien de tout ça. Tu crois que je m'occupe toute la journée de justice, peut-être ?
L'état de vos fonds, peut-être ?
Vilain ! Pour qui m'prends-tu ?
J'en sais bien rien, moi... La dette de Guéret, peut-être ?
(Pouffe)
Ridicule, vraiment aucun sens des réalités. Non, je vais te le dire, mais c'est encore un secret...
Vous pouvez tout me dire, monsieur le juge... vous me connaissez, muet comme une carpe. »
À ce point du dialogue, une brève digression s'impose, afin de présenter plus avant notre greffier. Le greffier dont personne ne semble connaître le nom est un Limougeaud pu souche. Cadet d'une famille de tisserand qui habitait une masure du faubourg des Augustins, il eut la chance d'avoir un père qui croyait pouvoir faire de son fils un grand homme sorti du néant. Une sorte de Charles-Maurice de Talleyrand au rabais. C'est d'ailleurs à peu près à l'époque où ce dernier était en exil à Rome que le futur greffier s'explosait les yeux sur les volumes du séminaire. Le paternel, convaincu que le salut
passait par l'Église, avait décidé d'envoyer son benjamin chez les apprentis prêtres. Une façon comme une autre d'en faire quelqu'un qui sache lire et écrire, et puis évêque, c'est pas trop mal donnant, financièrement.
Comme dans toute stratégie imparable, quelque chose tourna mal. Le principal avait une bonne, qu'il avait l'habitude de culbuter, évidemment. Le principal, en plus de la gestion du séminaire, avait une autre charge, qui lui permettait de mettre du beurre sur les épinards à la crème : il était aumônier de la prison comtale. Lorsqu'un vilain était condamné à mort, il était appelé pour recueillir les dernières confessions du malheureux, ou bien l'entendre abjuré s'il s'agissait d'un sorcier. De plus, il y avait au séminaire le fils du responsable de la prison. Ce dernier, averti par son père des condamnations à venir, pouvait ainsi savoir à l'avance les absences du principal. Cette connaissance se monnayait cher parmi les séminaristes, qui profitaient de ces occasions pour à leur tour exercer leur humanité. Le jour où notre futur greffier prit son tour il avait pour cela dépensé deux mois de l'argent de poche envoyée par son paternel le condamné à mort, un vieux sorcier-rebouteux, avait déjà trépassé. De retour dans ses appartements, il manqua de s'étaler, littéralement, sur un des étudiants en train de trousser sa bonne. Bouté hors du monastère, il alla se plaindre auprès du brave informateur qui, bon genre, lui trouvé une place au château par son père. Ayant passé assez de temps penché sur les ouvrages des pères, il pouvait lire et écrire. On en fit donc un greffier. Tout cela n'a évidemment rien à voir avec le fait qu'il soit muet comme un carpe.
Le greffier s'est rapproché et le juge lui chuchote quelques mots.
«... Périgord-Angoûmois.»
Brave homme qui n'a pas oublié son éducation, le greffier se signe.
« Mordious, mais que va-t-il se passer ? La ruine ? La guerre ?
Ouais ouais. Pourquoi êtes-vous venu me voir ?
Nouvelle affaire en instruction.
Ah, bien ! Je vais pouvoir me remettre au travail. Vous avez l'acte ?
Oui, mais...
Donnez-le moi. Et servez-moi un verre d'Armagnac, pendant que vous êtes là. »
Le greffier lui tend un papier, avant d'aller chercher le nectar dans la cache que nous avons vue il y a quelques jours. Le magnifique Kartouche n'est toutefois pas au bout de ses surprises. L'acte d'accusation dans une main, un fond d'Armagnac dans l'autre, il boit une gorgée de ce dernier.
*PFOUAGH !!!*
La gorgée finit sur le bureau.
« Par les moustaches du Vieux ! Dans quel marais me suis-je mis. Voilà que la procureur se met à m'offrir des relaxe sur un plateau en or. Pas sortis de l'auberge, pas sortis.
Monsieur le juge ?
Il y a qu'après les trous qui passent inaperçus, on me colle une procureur qui me demande de bafouer la loi... Allez, va chercher Ratou, il faut que je lui cause.
J'y cours, monsieur le juge.
Oh non, attends... va plutôt me chercher le comte, le commissaire aux mines et le bailli. La procureur attendre... et je ne suis pas censé interférer dans la procédure. »