Que c'est con, un goéland...
Et pourtant, ça peut vous sauver la mise, parfois. Faut dire que là, il était mal barré, T. Le pif en sang, la tête dans le fumier, une lame sous la gorge.
Comment il en était arrivé là? Bah, la soirée avait été très banale. Taverne, puis une autre taverne, puis un petit détour polisson dans les écuries d'une auberge, puis une autre taverne, puis un troussage en règle dans le lit du patron de ladite taverne, avec la femme dudit patron, puis encore une taverne.
Et c'est là que les choses se piratent. Ou se corsèrent, comme vous voulez. Il était en pleine tentative d'approche, la jolie proie étant une serveuse au corsage plus rempli que les chopes qu'elle servait.
Puis ils étaient entrés. Trois gars, costauds comme des péquenots qui passent leurs journées à retourner leurs champs. Des têtes de molosses bien remontés. Pas le temps de dénicher une fenêtre par où filer qu'ils étaient à sa table.
Bon, donc c'est bien pour sa pomme, encore une fois. Pourtant, il les connait pas, ces gars là... Ils s'assoient, sourires mauvais aux lèvres. T. se désarme pas, se désarme jamais, en fait.
J'vous paie à boire?
Bon, ils venaient pas boire. Ils avaient déjà retroussé leurs manches. T. ne mit pas longtemps à comprendre, quand ils commencèrent à lui expliquer, de manière très diplomatique, la raison de leur venue. L'un d'eux était un frère.
Pas un moine, hein. Un frère. C'est les pires, les frères. Y'a les maris. Souvent, ils sont trop vieux et trop gros pour être bien dangereux. Y'a les pères. Vieux aussi, mais plus teigneux, souvent. A croire que la vertu d'une fille, c'est plus important à garder que la vertu d'une épouse. Mais sont faciles à entourlouper.
Puis y'a les frères. Les pires. Ils ont le cul farci d'honneur, ils chérissent leurs petites soeurs comme s'ils avaient une chance d'un jour se les envoyer. Faut être con, quand même... Mais un con qui a le sens de l'honneur, y'a rien de plus dangereux.
Comment ils l'avaient retrouvé? Ben il avait posé la question, T.
Ta mouette qui te suit partout, elle est posée sur le toit de la taverne.
Que c'est con, un goéland...
La fille, ça faisait bien trois jours, du moins s'il ne se trompait pas de donzelle, qu'il avait fricoté entre ses cuisses. Trois jours, il pensait que le pire était passé... Que nenni...
Bon, quand trois gars costauds vous disent de sortir d'une taverne, vous vous exécutez, hein. Surtout T. Bref, les gars l'escortent, bien gentiment. Jusqu'à une ferme. Ahhh! Mais oui! C'était elle alors. Une jolie brune bien en chair, qui rigolait comme une belette. Et gémissait pareil. Elle avait gémi d'abord derrière la meule de foin, là bas. Puis dans la grange. Puis dans le grenier. Puis dans le lit des parents.
Il avait retenu l'endroit parce qu'il s'était dit qu'il repasserait pour la mère.
Là, le frère lui avait beuglé de retirer ce sourire béat de sa sale gueule. Un peu vexé, le T. Il n'était pas si moche. Il avait fait remarquer au frère que sa soeur lui avait plutôt fait des compliments sur son minois.
Aïe. Mauvaise pioche, T. Les coups avaient commencé. Trois, ça fait six poings, et autant de pieds. Pour finir, ils l'avaient balancé dans le tas de fumier paternel. Et le frère avait cru bon d'assortir le tabassage d'une vilaine menace en plaquant un couteau de boucher juste sous sa gorge.
Voilà comment on en était arrivé là.
Et c'est le moment que ce satané volatile avait choisi pour intervenir, après, sans nul doute, s'être bien amusé de la situation. Il avait foncé sur l'agresseur, griffes en avant, et l'autre s'était mis à hurler comme un porc qu'on égorge. Puis Django -Django, c'est le goéland, hein...- s'était rabattu sur les deux autres.
Il s'était fait rebaptisé de créature du diable... Comme si le diable avait besoin de goélands... non mais... Puis les courageux avaient filé sous les battements d'ailes rageurs de Django. C'était les corbeaux, les créatures du diable, tout le monde le savait. Et allez dire à un goéland qu'il ressemble à un corbeau, vous verrez.
Susceptibles, ces bêtes là.
Enfin... S'extrayant du fumier, T. épousseta sa chemise déchirée et pleine de purin. Sous sa pommette gonflait un vilain hématome. L'arcade saignait aussi, jalouse du nez, sans doute. Les flancs douloureux, ben oui, roués de coups de pieds, ça n'aide pas, T. se décida à redescendre vers le bourg.
Limoges commençait à l'ennuyer. Si on le repérait à plusieurs lieues à la ronde rien qu'à cause de ce crétin de goéland, c'est qu'il ne faisait plus bon traîner par ici. Bien décidé, il se mit en chemin vers la bicoque d'E.
E... Damnation... Il s'était dit qu'après la cinquième taverne et le septième troussage, il se rendrait à sa défête. Enfin... il y avait pensé une fois, après un pelotage en règle, parce qu'il avait remarqué à la base d'un sein le même grain de beauté que... enfin, bref.
La nuit était tombée depuis belle lurette. Et la maisonnette d'E était d'un calme... Ils étaient déjà tous repartis? Ils étaient d'un triste, ces limogés...
Non, tiens, une lueur à la fenêtre...P't'être qu'E. était en train de se dévêtir pour aller se mettre au lit. Hmm... Voilà une idée qui le mettait en joie... Succombant à ces tendances voyeuses, il succombe toujours à toutes ses tendances, T, avec parfois les résultats que l'on sait, il rapprocha un tonneau de la fenêtre éclairée, grimpa dessus et lorgna à travers. Sauf que dans le noir, il est difficile de vérifier l'équilibre d'un tonneau.
Aussi, lorsque le satané baril partit en arrière, T, lui, partit en avant. Et d'extérieur, se retrouva soudain à l'intérieur, dans un fracas de tous les diables.
Les quatre fers en l'air, au milieu de la pièce, le visage en sang, la chemise déchirée, les vêtements imprégnés de purin, il découvrit qu'E. n'était pas seule.
Bien le bonsoir, E. Sympa, votre petite fête! J'étais habillé pour la circonstance, mais j'ai fait une mauvaise rencontre. C'est très mal famé, Limoges...