Une île ! Il avait fallu que Dame Marie-Alice choisît de vivre sur une île ! A tout bien considérer, Anne n'en aurait rien su, si on ne le lui avait pas dit. Il faisait encore nuit quand on parvint à Sémur, et de toutes façons elle ne voyageait que dans son coche, rideaux de cuir soigneusement baissés pour tenter d'éviter les vents coulis.
Après les émotions de la veille - Messire Flaiche lui avait fait croire que des loups l'observaient dans la nuit - elle aurait dû dormir. Oui, mais voilà : il y avait cette histoire d'île. A la seule pensée de devoir s'approcher de l'Armançon, puis de le franchir, des sueurs froides lui coulaient dans le dos, ses mains moites remontaient en vain sa fourrure sous son menton.
"Frileuse", avait dit Dame Marie-Alice. Norf de norf, non ! Frileuse, elle ne l'était que lorsqu'il faisait froid. Et justement, il faisait froid. En janvier, ça n'a rien d'étonnant. Il pouvait rire, Messire Walan, avec ses habitudes de vieux soldat ! N'empêche qu'elle, avec ses 4 pieds trois quarts et ses 80 livres toute mouillée, même pas boostées à la viande, elle avait froid.
La perspective de passer sur une île et la température ambiante n'étaient d'ailleurs pas les seules raisons de ses tremblements. A vrai dire, aucune des deux n'était l'essentiel. Elle avait peur. Oh ! pas pour elle. Malgré ses 19 ans seulement, ça faisait des années qu'Anne n'avait plus peur pour elle. La mort était au bout du voyage, un peu plu tôt, un peu plus tard, elle le savait, l'attendait, même. Elle ne l'espérait point, cependant, Mère Wilgeforte lui ayant bien expliqué que ce péché la conduirait tout droit sur la Lune, l'empêchant à tout jamais de retrouver Gabriel, HdB, Maryan, Valatar, Draguione, Blue et les autres.
Pas pour elle : pour Dame Marie-Alice et Messire Walan. Le ban était levé en Limousin, l'on serait à peine arrivé à Sémur qu'ils repartiraient tous deux, et aussi Dame Ewaële, Messire Enguerrand, Messire Flaiche...
Anne resterait seule dans une ville inconnue, en charge d'enfants, dont les siens. Rester seule dans une ville inconnue, elle connaissait. Ce n'était pas vraiment un souci. Quand on l'a fait à 5 ans, on peut très bien recommencer à 19. Mais elle tremblerait pour Dame Marie-Alice et Messire Walan. Elle ne le leur dirait pas. Elle cacherait sa peur sous la rancune, et ne leur ménagerait pas les remarques acerbes. Seraient-ils dupes ? Peu importe. La tête sur le billot, Anne de Culan prétendrait que la contraindre à habiter une île suffisait à la mettre dans tous ses états.
Un changement de la qualité du son, sous les roues... Anne ferma les yeux, retint sa respiration, agrippa convulsivement la main du petit Sylvain, son fils, qui dormait roulé en boule sur la banquette.
Nouveau changement : le pont était franchi. Devant et derrière le coche piétinaient les chevaux de sa prestigieuse escorte. Il y eut des appels, des ordres fusèrent, un nouveau mouvement vers l'avant. Quand elle fut certaine que l'Armançon n'était plus en vue, Anne se risqua à soulever le rideau de cuir. Le coche était arrêté dans une cour intérieure, parcourue de valets portant des torches. Bacchus, le cocher, ouvrit la portière, Anne descendit, toute ankylosée, suivie de la servante Matheline qui portait Sylvain en ronchonnant après le poids du petit.
Faire bonne figure, surtout. Sourire, des lèvres et des yeux, pour faire honneur à son hôtesse. Afficher les signes d'un bonheur sans partage...
Anne s'y employa incontinent. C'est facile, avec l'habitude. Marie-Alice étant en braies et sans les signes distinctifs de son rang, on pouvait se dispenser de la révérence. Anne se contenta d'un très léger ploiement de genou.
Dame, le bonjour.